Retour d’inter — Vendredi 16 avril 2021, 05 h 59 et 42 secondes. « Urgence pompier j’écoute… ». Quelques minutes plus tard, l’opérateur déclenche le départ des secours sur le secteur d’Aubervilliers. Un énorme brasier d’une série d’entrepôts menace des habitations, des voies SNCF et une autoroute. Retour sur une intervention très délicate.
Au même moment, dans le centre de secours AUBE, tout le monde est paisiblement en train de dormir. Tout le monde ? Non ! Au poste de veille opérationnel (PVO), un sapeur-pompier surveille le secteur dans l’attente d’un éventuel départ des secours. Mais une autre lumière est allumée, c’est celle du bureau de l’adjudant D., sous-chef du centre de secours. « Inhabituel pour beaucoup, mais chose habituelle pour moi, je suis debout depuis 4 heures 30, rasé, en tenue et les bottes cirées » entame-t-il. L’adjudant D. dort peu et a pour habitude de commencer très tôt ses journées. Dans moins de deux heures, il finira sa garde, il en profite alors pour régler les petits détails administratifs inhérents à sa fonction de sous-chef de centre.
6 h 01. La sirène retentit dans le centre de secours, l’adjudant D. est déjà prêt, « je suis bien réveillé et j’ai les idées claires ». Premier arrivé au PVO, il saisit l’ordre de départ. « Entrepôt, […] On attend sur place… » Avec ses onze années d’expérience en tant que chef de garde, par réflexe, ses yeux s’arrêtent tout de suite sur les mots-clés donnés par le requérant. « Dans ma tête, il n’y a pas de doute, il y a trop peu d’informations pour me dire que ça ne brûle pas » commente-t-il. Ses dires sont rapidement vérifiés lorsque le chef de salle du centre opérationnel l’appelle pour lui annoncer qu’un groupe incendie l’accompagne en anticipation et précise que « l’entrepôt a percé, les flammes sortent du toit et plusieurs explosions ont retenti ».
L’adresse indique le chemin du haut Saint-Denis à Aubervilliers. L’adjudant D. la connaît bien. Très soucieux de la propreté de ses véhicules, « je lave très régulièrement ma voiture et mon scooter dans la station de lavage d’à côté ». Sur la carte, l’adjudant cherche les points d’eau d’incendie disponibles sur le secteur. Son idée de manœuvre se dessine clairement. Le chef d’agrès du premier secours arrive à son tour au PVO, l’adjudant D. peut s’appuyer sur ce sous-officier de confiance, valeureux et très professionnel.
À AUBE, c’est l’effervescence. Les moteurs démarrent, les gyrophares illuminent l’aurore et chacun prend sa place au sein du fourgon et du premier secours. Au sortir de la caserne, un spectacle flamboyant s’offre aux soldats du feu. Un immense panache de fumée en forme de champignon apparaît au bout d’une ligne droite et surplombe le soleil levant. Dans les engins, l’excitation monte d’un cran, l’adjudant D. calme ses hommes, « faites bien attention, il y a des bouteilles de gaz qui explosent ».
L’adjudant donne pour consigne au chef d’agrès du PS de passer par le chemin « latéral » se situant au nord de l’entrepôt. Avec ses hommes, ils passeront avec le fourgon par le chemin du haut Saint-Denis plus au sud et s’arrêteront devant l’entrée principale. L’idée est d’avoir une vue d’ensemble de l’environnement avant même d’avoir posé le pied par terre. Les deux engins pompes arrivent en six minutes sur les lieux, ils sont accompagnés par l’échelle pivotante automatique à nacelle de La Courneuve.
Sauver ce qui peut l’être
L’adjudant fait stationner son véhicule et sensibilise ses hommes sur le risque d’explosion. « On longe les façades et on regarde toujours vers le haut ! » s’exclame-t-il. En sortant du véhicule, l’adjudant observe l’entrepôt, le bâtiment est complètement embrasé, seule la partie administrative, accolée au bâtiment, résiste encore aux flammes. Mais pour combien de temps ? À sa droite, une ligne d’environ 80 mètres de pavillons d’habitation est mitoyenne. Les flammes sortant du toit sont particulièrement violentes et les fumées menacent dangereusement les maisons. Pour l’adjudant, la priorité est ici. Sa mission principale est la reconnaissance, l’évacuation et la protection de ces pavillons. Sur la gauche de l’entrepôt principal, un autre volume appartenant à un antiquaire composé de boxes de stockage plein de meubles et de matériaux nobles. Pour l’adjudant D., la sauvegarde de cet entrepôt est sa deuxième priorité.
Le chef de garde commande alors au sous-officier du PS d’établir deux lances afin de créer un rideau d’eau pour couper les propagations aux habitations. Quant aux hommes du fourgon, ils établissent rapidement une première lance grande puissance entre les deux entrepôts pour protéger les antiquités. L’adjudant maîtrise sa manœuvre. Il sait qu’il ne sauvera pas l’entrepôt principal qui est déjà complètement ravagé par les flammes. Seule une chance subsiste de sauver la partie administrative qui, elle, n’est pas encore détruite. Il engage alors une de ses équipes à l’intérieur afin de protéger ce qui pourrait encore l’être.
À ce moment-là, l’adjudant D. vient de mettre tous ses moyens disponibles pour ralentir la progression du feu. Les engins du groupe incendie sont encore en route et ne devraient pas tarder…
6 h 14. « De l’adjudant D., je demande renfort incendie et deux engins-pompe… » Les mots du chef de garde résonnent dans le véhicule de liaison radio du capitaine Hugo M., officier de garde de la 26e compagnie. Aujourd’hui, il a la chance d’avoir comme conducteur le lieutenant Gérald B., jeune officier « rang », sa grande expérience opérationnelle pourrait lui être d’une grande aide.
Le capitaine est déjà focalisé sur l’intervention et sur les lieux, il découvre avec stupeur le brasier géant. Les hommes et femmes de l’adjudant D. s’affairent à établir les tuyaux. Les premiers jets se dirigent rapidement en protection des habitations et de l’entrepôt d’antiquités. Le capitaine stationne son véhicule au niveau de la station de lavage et rejoint l’adjudant qui lui explique le dispositif en cours. Avant de prendre le commandement des opérations de secours, le capitaine M. souhaite effectuer le tour du feu afin de se rendre compte de l’étendue du sinistre.
Accompagné du lieutenant B., il s’engage alors par la rue Bisson située à droite de l’entrepôt au niveau des habitations menacées. L’entrepôt est extrêmement étendu, il mesure environ 90 mètres de long. Lorsqu’ils arrivent au bout, ils découvrent un autre entrepôt dans le prolongement. Celui-ci contient des textiles et commence déjà à brûler. Le capitaine mesure alors l’étendue du sinistre et évalue les risques sur les autres entrepôts attenants. Le renfort incendie demandé par l’adjudant D. va permettre d’utiliser un gros volume d’eau grâce notamment à la présence des deux bras élévateurs aérien (BEA) présents dans l’ensemble grande puissance (EGP). Les deux lances sur les BEA permettront d’envoyer un débit de 6 000 litres par minute sur le brasier, de quoi atténuer son intensité. Le capitaine s’interroge : un EGP ne sera pas suffisant, il en faut un autre pour enrayer les propagations et protéger les autres entrepôts de la partie ouest. De plus, il faudra beaucoup d’engins-pompes pour protéger les habitations.
Le nuage de fumée noire pourrait provoquer un immense carambolage.
6 h 28. « Du capitaine M., je prends le commandement des opérations de secours, je demande un EGP, quatre engins-pompe et un groupe de recherche sauvetage en milieu urbain… ». Le capitaine M. rejoint l’adjudant D. devant l’entrepôt principal : « mon adjudant, vous allez prendre le secteur « habitation », votre effort se portera sur la lutte contre les propagations aux pavillons » commande le nouveau commandant des opérations de secours. Le capitaine divise l’intervention en trois secteurs, le secteur habitation, le secteur entrepôt antiquaire sous les ordres du lieutenant B. et le secteur avant sous sa propre direction.
Devenu chef du secteur « habitation », l’adjudant D. avec ses « p’tits gars d’Auber » gravitent sur toute la rue Bisson, parallèle à l’entrepôt. La violence des flammes sortant du toit de l’entrepôt menace de plus en plus les habitations. Aidés du fourgon d’appui, du camion d’accompagnement de Saint-Denis et du BEA Champerret, les hommes de l’adjudant travaillent sans relâche. Pas moins de sept lances entrent en action et deux lignes de tuyaux de 110 millimètres sont établies sur ce secteur. Toutes les équipes investissent les pavillons afin d’effectuer des reconnaissances et d’évacuer les personnes qui pourraient être incommodées par les fumées.
Pour le capitaine M., le cœur de l’intervention se situe à l’arrière, du côté de l’entrepôt textile qui brûle et menace les autres entrepôts mitoyens. Le risque explosif est important, plusieurs explosions ont d’ailleurs été ressenties par les équipes et une bouteille de gaz a atterri à quelques mètres d’un premier secours. La météo capricieuse, quant à elle, joue des tours au COS : le vent dirige dangereusement les fumées vers la parcelle d’autoroute A86 se situant à proximité de la face arrière du sinistre, le nuage noir pourrait provoquer un immense carambolage.
Il est 6 h 39, lorsque le véhicule de poste de commandement tactique du premier groupement d’incendie et de secours (GIS1) est activé au niveau de la station de lavage. Tout va très vite, les nombreux renforts sont arrivés et l’intervention prend une nouvelle dimension. Le capitaine M. passe son message d’ambiance quelques minutes après, puis croise le colonel Baillé, chef de corps du GIS1, descendant de la nacelle de l’EPAN de la Courneuve. « Je viens d’écouter ton message, monte dans la nacelle avec moi, en hauteur nous aurons un meilleur point de vue » lui lance le chef de corps. Dans la nacelle, le capitaine voit bien l’ampleur des dégâts, l’entrepôt principal est totalement en feu sur toute la longueur, l’entrepôt mitoyen sur la face arrière est lui aussi en flammes, sur la gauche, l’entrepôt d’antiquités ne brûle pas mais est fortement menacé. Derrière celui-ci se trouve un énième volume, il ne brûle pas encore, mais un panache de fumée commence à sortir de la toiture. « Celui-ci est perdu » se dit le capitaine… En redescendant, le colonel prend la décision de redécouper l’intervention en quatre secteurs afin de concentrer les forces en présence sur des zones plus petites et donc plus faciles à tenir.
Des trouées dans les murs afin de passer les lances
« Du colonel Baillé, je prends le commandement des opérations de secours ». Le colonel Baillé, officier supérieur de garde, assisté par le capitaine Samuel G., officier du poste de commandement tactique, articule les moyens pour endiguer l’incendie qui concerne maintenant trois entrepôts. Le capitaine M. est missionné en tant que chef du secteur nord. Sa mission est d’empêcher que tout l’îlot d’entrepôts ne prenne feu. Arrivé sur la face arrière, le capitaine M. organise la protection des bâtiments menacés. Le réseau hydraulique ne lui permettant pas d’augmenter le nombre de lances, il doit composer avec une lance grande puissance et une autre petite lance. Les deux BEA du deuxième EGP sont bien là mais l’établissement des lignes de tuyaux de 110 millimètres prend du temps car le point d’eau est éloigné. L’entrepôt le plus menacé est surchargé de ballots de tissus enroulés. « Celui-ci ne doit pas prendre feu, ce serait une catastrophe et l’intervention basculerait du mauvais côté » pense le capitaine. Cet entrepôt n’est pas encore enfumé mais les parois en béton sont fissurées et laissent apparaître des flammes. Le capitaine décide alors de faire des trouées dans les murs afin de pouvoir y passer les lances pour attaquer le foyer. Les hommes et les femmes du capitaine M. tiennent bon jusqu’à ce que les BEA puissent enfin diriger leurs lances grande puissance sur le brasier et soulager les équipes au sol.
Les heures passent, les moyens engagés et les efforts consentis par les 200 sapeurs-pompiers de Paris engagés font leur effet. Au plus fort de l’intervention, pas moins de dix-sept lances sont en action. Un véritable déluge d’eau et de mousse qui s’abat sur les entrepôts. L’intensité des différents foyers baisse progressivement mais le combat s’avère long et harassant pour les équipes. Des engins de terrassement sont demandés afin de procéder à une extinction complète. Ce n’est qu’à 15 h 05 que les mots salvateurs du colonel Baillé résonnent sur les ondes « Feu éteint. ». Le soulagement est tel pour les hommes du capitaine M. et de l’adjudant D. qu’on devine des sourires sur leurs visages. Ils sont éreintés, trempés de la tête aux pieds mais la fierté est là. Aujourd’hui, encore une fois, ils ont fait honneur à la brigade de sapeurs-pompiers à Paris.
L’OEIL DE L’OFFICIER POSTE DE COMMANDEMENT TACTIQUE
CNE SAMUEL G.
Quelles ont été vos missions durant l’intervention ?
Ce feu de grande ampleur à fort potentiel calorifique nécessitait l’établissement d’un nombre de lances important. Ma mission a été de coordonner, avec l’appui de l’officier de garde prévention et des chefs de garde « ensemble grande puissance », la mise en place d’un dispositif hydraulique conséquent tout en prenant en compte le potentiel des engins et les capacités des points d’eau d’incendie. Afin de sécuriser les lieux de l’opération, j’ai dû m’assurer que l’arrêt de la circulation demandée par le COS sur l’autoroute ainsi que sur la ligne du RER soit effectif. Nous n’étions pas à l’abri d’accidents routiers ou ferroviaires provoqués par la chute de projectiles issus des multiples explosions.
Aviez-vous des craintes particulières à votre niveau ?
Ma première crainte est suscitée par les nombreuses explosions entendues lors de notre présentation sur les lieux de l’intervention. La sécurité de la population et des secours est particulièrement menacée. La présence de l’autoroute et du RER à proximité immédiate est l’une de nos préoccupations. Ma seconde inquiétude, compte tenu de l’intensité du feu et de la superficie du site, réside dans les nombreux risques de propagation aux habitations et entrepôts mitoyens.
À votre échelle, quelles décisions avez-vous dû prendre ?
On peut découper cette intervention en trois phases. La première consistait à protéger les habitations, la seconde à arrêter la propagation aux entrepôts mitoyens puis la dernière à achever l’extinction. À mon niveau, j’ai dû organiser, avec l’appui d’un officier, la dernière phase en combinant une manœuvre d’extinction mousse et une action de trois engins de terrassement permettant le dégagement de structures métalliques. Nous avons dû assurer, en relation avec les forces de l’ordre, la vacuité de certains axes et réorganiser le dispositif pour permettre l’approche et l’engagement de ces moyens lourds. Concernant les besoins en personnel et matériel, compte tenu de la longueur de l’opération, je me suis assuré que le chef de garde responsable de la zone de remise en condition du personnel disposait des moyens logistiques pour permettre la récupération puis le réengagement des sapeurs-pompiers. Pour le matériel, nous avons fait appel aux dépanneurs mécaniciens pour procéder aux compléments en carburants. Après la phase « feu éteint », nous avons proposé au COS un dispositif de surveillance ayant pour but d’empêcher une reprise de feu. Pour ce feu d’entrepôt, l’une de mes préoccupations était également de permettre un retour à la normale de la circulation routière et ferroviaire.
Que pouvez-vous conclure sur la conduite d’une opération de ce type ?
En conclusion, sur une opération de cette ampleur, nous devons être en capacité d’adapter à tout moment le dispositif mis en place. Il est nécessaire, dans un premier temps, de concentrer son effort sur le risque de propagation avec comme critères de succès la rapidité de mise en œuvre et la puissance des premiers moyens hydrauliques établis. Ensuite, une réflexion doit être menée afin d’optimiser le potentiel hydraulique pour attaquer le foyer principal. Et enfin, il est parfois intéressant de mobiliser, par l’intermédiaire des mairies, des moyens lourds de terrassement afin de bécher et d’atteindre des amas de matière en combustion. L’officier PC ne doit pas hésiter à renforcer le groupe de commandement (PCTAC), face à la complexité de coordonner la multitude d’engins à engager avec tous les paramètres à prendre en compte. Deux officiers m’ont renforcé à la PC pour m’appuyer dans la conduite de l’intervention.
Enfin, le PCTAC est un organe d’aide au commandement qui, dans ce genre d’opération et avec l’appui des experts de garde, doit renseigner le COS sur les impacts environnementaux immédiats (pollution, fumées, impacts sur les voies de circulation) mais également de répondre aux préoccupations des autorités et services publics ou privés.