Histoire — Caves à fumée sans appareil respiratoire isolant, gymnastique rustique et service au théâtre, à l’occasion des cinquante ans des groupements, nous avons imaginé cette fiction en nous inspirant de plusieurs reportages d’époque. Plongez dans ce récit de la vie des sapeurs de l’entre-deux guerres, livré par les archives de la Brigade.
“Presque deux mille. Deux mille sauveteurs, chargés de défendre Paris. Bien mal connus d’une population qui sait confusément qu’elle nous doit beaucoup de sa quiétude. Guerriers pacifiques, toujours prêts à combattre, de jour comme de nuit. Nos ennemis sont le feu qui dévore les immeubles en quelques minutes, l’eau responsable d’inondations et de noyades, le gaz, poison invisible, l’électricité aussi dangereuse que la foudre, l’obus ou la bombe qui peut blesser, tuer, détruire en un instant. »
Petit garçon, ma première image des pompiers de Paris m’est apparue en 1916 chez moi à Reims. Avec une force et un courage inouï, ils sont venus éteindre les incendies autour de la cathédrale. Instantanément, j’ai été attiré. Ce métier, je l’ai choisi dans un seul but : porter secours, même au péril de ma vie. Voilà ce qu’enseigne cette école du courage qu’est le Régiment. Cependant, pour être sapeur-pompier de Paris, il faut plus que la vocation. J’avais gardé précieusement une annonce du colonel Pouderoux de 1926, parue dans Le courrier de la Champagne qui promettait « une solde bien supérieure aux autres corps de troupe, un ordinaire sain et abondant, un couchage confortable et un casernement irréprochable ».
Je me présente à la caserne Port-Royal pour la visite médicale. Devant moi, d’autres candidats. Quinze jeunes gens se déshabillent et attendent silencieusement l’annonce de leur nom. Le médecin-chef Voisard m’appelle.
— Quel est ton métier civil ?
— Couvreur, monsieur.
— Et tu as été malade quand tu étais petit ?
— La rougeole seulement, à huit ans.
Ce spécialiste est capable, après vingt ans de carrière, de déceler, en un coup d’œil, les anomalies de constitution, les pauvretés d’un corps, la santé d’un individu. La tenue du buste, le teint du visage et le regard sont autant d’indices. Cette visite préliminaire est importante, elle doit déterminer les capacités de résistance aux futures difficultés du métier. D’une signature, il peut mettre fin à mon rêve d’intégrer les rangs du Régiment. Ce gars devant moi, à l’apparence pourtant athlétique, a été refusé pour une simple déformation de cloison nasale… Lui, qui se vantait d’avoir fait de la boxe.
Même chose pour cet autre type qui me suit. J’ai entendu dire qu’il respirait bien mal. Moi, j’ai les poumons intacts, une respiration parfaite, un cœur qui bat bien et des muscles déjà développés. Pas suffisamment, apparemment, mais la gymnastique va remédier à tout cela. Sur les quinze, nous ne sommes que deux retenus. Il faut un corps robuste pour cette unité d’élite. Ensuite, un sergent infirmier vient me passer à la toise. On m’ordonne d’aspirer et d’expirer.
— 1m65. 63kg. 90.86.
On me passe un étrange cercle pneumatique autour du bras.
— Tension bonne. Voyons ce que cela donne après la course.
Ainsi, je me lance à l’assaut des quatre derniers étages du bâtiment et les redescends à toute hâte, puis je reviens vers le médecin. On mesure à nouveau ma tension, on m’osculte…
Le médecin m’amène devant une bassine d’eau. Non point pour me rafraîchir. On m’ordonne de plonger la tête sous l’eau jusqu’à ce que je ne puisse plus retenir mon souffle. Je remonte. 1 minute 40. Puis on me présente le spiromètre, je souffle dedans quatre litres d’air. Pour finir, je passe dernière un écran noir. Le radiologue est là pour vérifier que je n’ai pas de vieilles cicatrices ignorées. Chez les sapeurs-pompiers, les aptitudes physiques doivent être exceptionnelles. On visite mes yeux, ma gorge, mon nez. C’est bon. Les médecins pensent que j’ai les capacités pour supporter le feu, la fumée, l’eau et la fatigue.
Quelques jours plus tard, je me retrouve, fraîchement et de bon matin, en tenue légère exécutant les ordres du capitaine-instructeur : « à terre, mains en avant, flexion sur les bras » sous le préau de la caserne Sévigné. Les moniteurs y éduquent nos muscles et nos nerfs. Ces entraînements quotidiens sont censés développer en nous une forme athlétique impeccable. Le capitaine Ragaine, qui dirige la leçon au sifflet, recommande une répartition égale de force et de souplesse. Cela ne sert à rien d’être trop musclé. « Messieurs, la gymnastique doit être quotidienne, comme la toilette, et elle doit s’adresser à toutes les parties du corps ». Mes camarades s’élancent, telle une vague, à travers le portique, sans l’ombre d’une indécision, puis ils sautent dans le bac à gravier avant de remonter par les échelles de cordes nouées. On nous assure que ces exercices sont là pour développer nos réflexes. En discutant avec le plus vieux caporal de la compagnie, je me rends compte du travail à effectuer. Il a les bras d’un pugiliste, les jambes d’un coureur et se déplace tel un chat sur les agrès de gymnastique. Voilà un modèle. Comme le caporal Thibault. Son assiduité à respecter les consignes est déconcertante ; car me dit-il « on ignore quel effort le prochain feu nous imposera, il faut savoir s’adapter immédiatement au danger ». Voilà maintenant qu’il se met à cheval sur la poutre et se rétablit par un équilibre en force. À la fin de cet exercice, je m’approche d’un tableau où figure le nom de mes camarades. Sous le mien est écrit « jambes à développer, vaincre la peur du vide ». C’est vrai, j’ai peur. Demain, nous escaladerons le mur à rainures, affectueusement surnommé « piano ». Mes doigts n’ont pas encore goûté à cette souffrance.
Aujourd’hui, on m’envoie au poste de l’avenue Parmentier. Poste qui dépend de la 11e compagnie. Nous arrivons en camion. Devant les quatre portes de remise, sur la façade, est écrit « poste de pompe à vapeur », rappelant l’époque où les chevaux tiraient nos voitures. Je sonne. Un bruit de serrure et je rentre par une porte dans la remise, accompagné d’un sergent. Quatre voitures rouges sont garées. Sur une étagère le long du mur, une rangée de casques en cuivre alignés. Il me présente une petite auto et me dit : « voyez, un simple moteur de 12 CV, à l’arrière un réservoir, une tonne d’eau, en réalité 300 litres, c’est la première voiture qui part à l’annonce d’un incendie ». La visite continue. « À côté, vous avez un fourgon-pompe et son important matériel. Son débit horaire est de 300 m³ et sa pompe peut alimenter six grosses lances ou 24 petites. On monte à dix dedans. » Il me regarde fixement et me dit : « toi, tu as l’air costaud, pas comme le dernier arrivé. Sais-tu que pour une grosse lance il faut trois gars pour résister à douze kilos de pression ? ». Puis je découvre dans les coffres du fourgon tout un attirail. Le matériel de secours, une bouteille de carbogène pour ramener à la vie les asphyxiés, et l’étrange appareil de réanimation Panis ; ou encore un masque en cuivre pour les reconnaissances en milieu enfumé. Dans le fond de la remise, des crics de toute taille. « C’est pour les accidents de la rue ou quand un métro se trompe de voie, avec ça on lève tout plus facilement ».
Puis mes jambes se mettent à trembler devant la grande échelle. On me promet d’assister à la manœuvre de la journée.
Dans les chambres, un homme me désigne un lit en fer. « V’la vot’ place, la paillasse est moelleuse ». Je vois des armes, des fusils au-dessus des lits. Pourquoi ? Nous sommes militaires. Des exercices sont prévus. Ma chambrée est déjà rompue au demi-tour-droite sur les pavés de la cour. Puis, une cloche sonne « le jus ». Une copieuse tasse de café au lait nous attend au réfectoire. Une fois avalée, on m’appelle pour la corvée de patates. D’autres sont désignés pour aller chercher des croissants et des pains chez le boulanger, du lait et des œufs chez la crémière. Ceux qui ne sont pas de corvées vont balayer les quartiers et dégeler les tuyaux. Ces derniers sont entassés au milieu de la cour, enroulés, couverts de boue et durcis comme le bois par la gelée. Je les regarde. Il faut les dérouler, les laver, les brosser, les rincer à grandes eaux et les porter en haut de la tour de séchage. Pour finir, un feu est allumé en bas pour débuter le séchage. Pourquoi ? Pour éviter qu’ils pourrissent. Je comprends maintenant pourquoi certains ont des crevasses aux mains.
À 9 h 30, le clairon sonne la soupe. Les hommes s’attablent sur des bancs de bois. L’odeur du pain frais et la chaleur du poêle me réconfortent. À l’entrée du réfectoire est écrit le menu : « salade, rôti de porc, pommes purée, fromage ». Heureux de ce copieux repas, un sapeur me lance : « et attends, le dimanche c’est des côtelettes, des frites et deux desserts ! ».
Soudain, une autre sonnerie que je ne connais pas se déclenche. Les hommes laissent tomber leurs cuillères et abandonnent leurs repas. Devant mon regard inquiet, il me rétorque : « pas grave, ils le finiront demain matin ». Certains fument la cigarette, moi je remonte dans ma chambre. 10 h 30, il est l’heure de s’habiller pour le défilé de la garde. On procède chaque matin à l’appel des morts au feu. C’est un hommage aux héros du Régiment. C’est également l’heure du changement de service. Des camarades reviennent de leur service au théâtre et racontent leur folle soirée, certes depuis les coulisses mais au milieu des jeunes danseuses. Quinze minutes plus tard, on procède à l’appel devant les voitures et à la revue du matériel. Bientôt midi, il est temps de jouer au petit soldat. Lors de la revue d’armes, on s’exerce avec le fusil-baïonnette.
Vers 13 h 30, le sergent de semaine inspecte nos chambres. Puis, on nous appelle pour la manœuvre du feu. Nous sommes tous concernés. Tandis que certains simulent un sauvetage, moi je patiente au pied de la grande échelle. Un sapeur attend déjà, au dernier échelon, l’ordre de redescendre. Chose faite, il m’assure avoir vu les tours de Notre-Dame. Quel menteur ! Je monte difficilement et m’arrête à mi-chemin. J’y aperçois les camarades sur les toits en attendant ceux qui grimpent encore par les gouttières. La prochaine fois, c’est mon tour. Je dois rechercher l’assurance dans l’équilibre pour m’habituer aux sauvetages sans me soucier du vide.
Le lendemain matin, je suis de garde au poste de téléphone avec le sapeur-stationnaire. Je suis resté à l’écoute plus de trois heures sans rien entendre. Pendant ce temps, mon binôme m’explique ce que représente le tableau qui nous fait face. Il s’agit du plan de secteur. Des lettres rouges indiquent les bâtiments importants et les lettres noires les avertisseurs publics. Deux postes de réception, à droite et à gauche, avec les standards « ville », « caserne » et « état-major ». Enfin le téléphone sonne. Une femme crie « le feu, y a le feu ». Je me jette sur un écouteur et retranscrit la fréquence morse : « A. C. » ; ceci correspond à l’avertisseur de la rue de la Roquette au n°168. Le sapeur appuie sur un bouton et cela déclenche la sonnerie du premier-secours dans toute la caserne. Partis en moins de deux minutes, les voilà revenus cinq minutes plus tard. Quand je demande si à chaque fois c’est pour un feu, le stationnaire me répond : « un jour, j’ai fait partir trois fois gratuitement les secours. Un ivrogne s’amusait avec sa canne ».
Le sergent nous conduit vers la cave à fumée où, depuis une porte, sort une épaisse fumée noire et jaune. Il donne ses consignes « entrez, vous le grand blond vous avez tenu 3 min, c’est 4 aujourd’hui, le petit là-bas, c’est la deuxième fois, alors c’est deux minutes. Les débutants c’est 30 secondes, le minimum exigé ».
Je tousse, je suffoque. Tous rient. « Couche-toi par terre, le nouveau ! », me dit-on. Effectivement, je sens enfin l’air frais. Mais ça me pique. Je sors en courant. « 55 secondes, pour un début c’est pas mal ».
Après un court repos, c’est la manœuvre de l’échelle à crochets, celle où l’on grimpe à la seule force des poignets, celle qu’il faut tenir à bout de bras dans les airs. Je n’y arrive pas. On me fait recommencer dix fois.
En milieu de journée, après l’instruction, j’apprends que la première chose à connaître c’est comment une maison est construite pour « ne pas bêtement arroser la toiture alors que la poutre maîtresse carbonise au rez-de chaussée ».
Neuf semaines plus tard, le « bleu » a réussi toutes ces épreuves du quotidien et je suis finalement sacré « sapeur ». J’attends impatiemment l’heure du feu. Une heure que seul le destin peut connaître. On m’explique que le feu éclate bien souvent le soir, je retourne donc à ma chambre. Puis un bruit strident survient, les hommes se lancent vers l’escalier qu’ils descendent quatre à quatre, d’autres vers les mâts de descente où ils atterrissent miraculeusement dans les remises aux pieds des camions. Entraîné par le flot, je me retourne machinalement assis sur la banquette du fourgon. L’excitation monte. Les portes s’ouvrent, nous partons à toute allure. Les lumières des rues font scintiller nos casques par intermittence, la corne sonne, deux notes sourdes qui viennent arrêter le temps. Dans trois minutes c’est le baptême du feu !