Histoire — En janvier 1910, Paris est frappée par une catastrophe naturelle d’une ampleur sans précédent : une crue colossale de la Seine. Le fleuve sort de son lit et inonde la Capitale. Cette situation de crise va toucher l’ensemble des services de secours, avec en première ligne, les pompiers parisiens. Retour sur un épisode marquant de notre histoire.
En décembre 1909, les pluies diluviennes (46 mm sur 21 jours de précipitations) persistent depuis plusieurs semaines et gonflent progressivement la Seine. Alors que ce fléau touche et ravage la province dans l’Est et en Bourgogne, les habitants de la région parisienne, déjà habitués aux petites crues annuelles, restent d’abord confiants. Mais très vite, le fleuve prend des proportions alarmantes. En quelques jours, le niveau monte. Dans la nuit du 19 au 20 janvier, les eaux s’élèvent d’un mètre. De plus, un immense lac se forme entre Ivry, Bercy et Charenton. Cette situation est similaire aux années 1658, 1740, 1751, 1764, 1784, 1799, 1802, 1807, 1876 où le niveau de la Seine a dépassé les 6 m 50. « Le fleuve est plus vaste, il coule avec force, s’écrase en remous furieux sur les ponts. » relate L’intransigeant, le 22 janvier 1910.
Paris inondée et paralysée. Les arrondissements bordant la Seine (Ier, IVe, Ve, VIe, VIIe, VIIIe, XIIe et XVe) sont envahis par les flots. La montée des eaux, soudaine et brutale, est devenue une menace au fur et à mesure que la Seine déborde sur les quais et se déverse dans les rues attenantes. La banlieue, submergée, est en détresse. Le vieux Paris pittoresque de Louis XIII disparaissant, englouti par de vifs ruisseaux. Cette catastrophe touche également les quartiers plutôt éloignés du lit de la Seine. Cela s’explique par l’existence d’un ancien bras au nord du fleuve (dont le ruisseau de Ménilmontant montre le dernier filet) ; des fouilles archéologiques ont révélé un sous-sol aquifère mais également de nombreuses nappes souterraines. Rappelons que le centre de Paris est à l’origine une immense zone marécageuse (le Marais) qui a été colmaté, peu à peu, depuis le Moyen-Âge. Des nombreuses constructions se sont dressées sur ce sol poreux et recouvert d’alluvions ; et donc, par définition, dangereux.
Tandis que de nombreuses rues deviennent impraticables, noyées sous plusieurs dizaines de centimètres, les sous-sols subissent le même sort, entraînant coupures d’électricité et de chauffage. Les usines d’électricité alimentant la Capitale ont les pieds dans l’eau. Dès lors, l’éclairage, les gares, les tramways et le métropolitain cessent de fonctionner. Les tunnels et le réseau des égouts amplifient la propagation de l’eau par les voies souterraines et provoquent ainsi une paralysie totale de la ville. Des crevasses s’ouvrent sur le sol en proie aux infiltrations et menacent les piétons, chevaux et voitures. La circulation devient dangereuse, ce qui n’empêche pas la foule de curieux de venir contempler ce spectacle de désolation. La presse de l’époque, décrit au jour le jour, quartier par quartier, rue par rue, la situation catastrophique. Pris au dépourvu par cette marée fluviale, les Parisiens tentent de sauver leurs biens en improvisant des protections de fortune ou en déplaçant leurs affaires vers les étages supérieurs. Imaginant une décrue rapide, certains décident de rester dans leur logement et se retrouvent pris au piège, rapidement dépourvus de vivres et de soins.
Les pompiers en première ligne. Les sapeurspompiers de Paris, rodés à la gestion des feux et accidents urbains, se retrouvent dans un rôle inédit.
Dès les premières heures de la crue, les soldats du feu sont sur le terrain, mobilisés de jour comme de nuit. La première opération est l’épuisement des sous-sols de l’usine de la compagnie de distribution d’énergie électrique, le 21 janvier, à Ivry, à 09 h 45. Très vite, la majeure partie des usines en bord de Seine motive un départ des secours. En parallèle avec la montée des eaux et l’infiltration du fleuve dans les artères et caves parisiennes, les opérations se multiplient. Pour les pompiers, la mission devient : secourir les habitants en danger et tenter de limiter les dégâts causés par les inondations. Face à l’absence de moyens adaptés, ils ont dû improviser et faire preuve d’une grande ingéniosité. Malgré tous leurs efforts, les pompiers parisiens paraissent démunis face à ce fléau et, par moments, se résignent devant l’immensité de la tâche à accomplir. Leur présence est cruciale pour assurer la sécurité des bâtiments. Les sous-sols étant inondés, les édifices sont fragilisés et le risque d’effondrement des structures est constant. Sur les 80 000 immeubles que compte Paris, 14 000 sont noyés et 20 000 autres sont menacés. Les barques transportant des vivres, du mobilier, des
réfugiés, vont et viennent en un ballet fantasmagorique au milieu des rues et avenues. La capitale prend des airs de Venise.
Une organisation des secours exemplaire. La capacité d’adaptabilité ancrée dans la tradition militaire, constitue une force historique du Régiment. Son
intégration au sein des services de la préfecture de Police favorise une meilleure coordination des secours avec les services municipaux et la gendarmerie. Le courage et l’endurance, indispensables dans cette lutte incessante, incarnent l’essence même de l’identité du soldat du feu. Alors que les parlementaires se déchirent sur la question de la laïcité à l’école, le 26 janvier, le préfet de la Seine convoque une session extraordinaire du conseil
municipal de Paris afin d’engager un plan d’urgence. Les ministères de la Guerre et de la Marine sont sollicités. Le général Dalstein (gouverneur de Paris) a établi un plan de bataille. Chaque quartier inondé a été divisé en secteurs avec un commandant des opérations à sa tête disposant de matériel et d’une troupe. Des régiments de ligne offrent leurs concours aux sauvetages et opérations de maintien de l’ordre. Les soldats du Génie de Versailles et des troupes mobilisées (28e de ligne, 12e et 13e régiment d’artillerie de Vincennes) colmatent les brèches dans les quais et construisent des digues provisoires avec des sacs de sable pour tenter de contenir la montée des eaux. Sur des estacades, perches en main, ils tentent d’évacuer, de détourner, de déblayer les innombrables débris charriés par le fleuve. Un millier de pontonniers venant des garnisons militaires les plus proches mais
aussi d’Angers installent des passerelles faites de planches et madriers. Enfin, les marins des équipages de la flotte de Brest, Dunkerque, Calais, Rochefort et Cherbourg rejoignent Paris avec 300 canots Berthon. Une réserve supplémentaire de 85 embarcations est également mise en place au fort d’Ivry.
Un lourd bilan et des leçons à tirer. Les eaux commencent enfin à se retirer début février et annoncent la fin du cauchemar. Paris découvre l’étendue des dégâts : des dizaines de milliers d’habitations partiellement détruites, des centaines de milliers de personnes sinistrées, et les infrastructures
de la ville gravement endommagées. Avec la décrue, les Parisiens et les autorités font face à des eaux boueuses et polluées, transportant toutes sortes
de débris, détritus, cadavres en décomposition. Les risques d’épidémies (notamment choléra et typhoïde) deviennent une préoccupation majeure. Le préfet mandate des équipes municipales de désinfection qui aspergent la chaussée et les façades de chaux vive (arrêté préfectoral du 31 janvier).
La crue de 1910 laissera une empreinte durable sur la Capitale, poussant les autorités à repenser la gestion des risques naturels. Une commission spéciale dite « des inondations » est instituée à cet effet. Des créations de barrages-réservoirs en amont, ainsi que des canaux de dérivation sont évoqués. La question des ponts cristallise les débats. Sachant que le Conseil a hésité à faire sauter certains d’entre eux afin de faciliter l’écoulement de la Seine, plusieurs seront reconstruits ou réhaussés. Un autre axe concerne la gestion des ordures. Avec l’éclatement des égouts et la mise horsservice des usines de collecte des déchets, la situation sanitaire était plus que critique. Pour les sapeurs-pompiers, cet épisode est un tournant : il démontre l’importance d’une organisation efficace face aux catastrophes naturelles et la nécessité de disposer de moyens adaptés pour faire face à des situations d’ampleur exceptionnelle. Toutefois, le Régiment n’aura pas le temps d’effectuer cette évolution car en 1914 Paris sera de nouveau en état de siège, cernée non plus par les eaux mais par les armées allemandes.
Photographies Archives BSPP