LISERÉ ROUGE — Les sapeurs-pompiers de Paris face à une catastrophe historique

Damien Gre­nèche —  — Modi­fiée le 30 jan­vier 2025 à 11 h 01 

Histoire — En janvier 1910, Paris est frappée par une catastrophe naturelle d’une ampleur sans précédent : une crue colossale de la Seine. Le fleuve sort de son lit et inonde la Capitale. Cette situation de crise va toucher l’ensemble des services de secours, avec en première ligne, les pompiers parisiens. Retour sur un épisode marquant de notre histoire.

En décembre 1909, les pluies dilu­viennes (46 mm sur 21 jours de pré­ci­pi­ta­tions) per­sistent depuis plu­sieurs semaines et gonflent pro­gres­si­ve­ment la Seine. Alors que ce fléau touche et ravage la pro­vince dans l’Est et en Bour­gogne, les habi­tants de la région pari­sienne, déjà habi­tués aux petites crues annuelles, res­tent d’abord confiants. Mais très vite, le fleuve prend des pro­por­tions alar­mantes. En quelques jours, le niveau monte. Dans la nuit du 19 au 20 jan­vier, les eaux s’élèvent d’un mètre. De plus, un immense lac se forme entre Ivry, Ber­cy et Cha­ren­ton. Cette situa­tion est simi­laire aux années 1658, 1740, 1751, 1764, 1784, 1799, 1802, 1807, 1876 où le niveau de la Seine a dépas­sé les 6 m 50. « Le fleuve est plus vaste, il coule avec force, s’écrase en remous furieux sur les ponts. » relate L’intransigeant, le 22 jan­vier 1910.

Paris inon­dée et para­ly­sée. Les arron­dis­se­ments bor­dant la Seine (Ier, IVe, Ve, VIe, VIIe, VIIIe, XIIe et XVe) sont enva­his par les flots. La mon­tée des eaux, sou­daine et bru­tale, est deve­nue une menace au fur et à mesure que la Seine déborde sur les quais et se déverse dans les rues atte­nantes. La ban­lieue, sub­mer­gée, est en détresse. Le vieux Paris pit­to­resque de Louis XIII dis­pa­rais­sant, englou­ti par de vifs ruis­seaux. Cette catas­trophe touche éga­le­ment les quar­tiers plu­tôt éloi­gnés du lit de la Seine. Cela s’explique par l’existence d’un ancien bras au nord du fleuve (dont le ruis­seau de Ménil­mon­tant montre le der­nier filet) ; des fouilles archéo­lo­giques ont révé­lé un sous-sol aqui­fère mais éga­le­ment de nom­breuses nappes sou­ter­raines. Rap­pe­lons que le centre de Paris est à l’origine une immense zone maré­ca­geuse (le Marais) qui a été col­ma­té, peu à peu, depuis le Moyen-Âge. Des nom­breuses construc­tions se sont dres­sées sur ce sol poreux et recou­vert d’alluvions ; et donc, par défi­ni­tion, dangereux.

Tan­dis que de nom­breuses rues deviennent impra­ti­cables, noyées sous plu­sieurs dizaines de cen­ti­mètres, les sous-sols subissent le même sort, entraî­nant cou­pures d’électricité et de chauf­fage. Les usines d’électricité ali­men­tant la Capi­tale ont les pieds dans l’eau. Dès lors, l’éclairage, les gares, les tram­ways et le métro­po­li­tain cessent de fonc­tion­ner. Les tun­nels et le réseau des égouts ampli­fient la pro­pa­ga­tion de l’eau par les voies sou­ter­raines et pro­voquent ain­si une para­ly­sie totale de la ville. Des cre­vasses s’ouvrent sur le sol en proie aux infil­tra­tions et menacent les pié­tons, che­vaux et voi­tures. La cir­cu­la­tion devient dan­ge­reuse, ce qui n’empêche pas la foule de curieux de venir contem­pler ce spec­tacle de déso­la­tion. La presse de l’époque, décrit au jour le jour, quar­tier par quar­tier, rue par rue, la situa­tion catas­tro­phique. Pris au dépour­vu par cette marée flu­viale, les Pari­siens tentent de sau­ver leurs biens en impro­vi­sant des pro­tec­tions de for­tune ou en dépla­çant leurs affaires vers les étages supé­rieurs. Ima­gi­nant une décrue rapide, cer­tains décident de res­ter dans leur loge­ment et se retrouvent pris au piège, rapi­de­ment dépour­vus de vivres et de soins.

Les pom­piers en pre­mière ligne. Les sapeurspompiers de Paris, rodés à la ges­tion des feux et acci­dents urbains, se retrouvent dans un rôle inédit.
Dès les pre­mières heures de la crue, les sol­dats du feu sont sur le ter­rain, mobi­li­sés de jour comme de nuit. La pre­mière opé­ra­tion est l’épuisement des sous-sols de l’usine de la com­pa­gnie de dis­tri­bu­tion d’énergie élec­trique, le 21 jan­vier, à Ivry, à 09 h 45. Très vite, la majeure par­tie des usines en bord de Seine motive un départ des secours. En paral­lèle avec la mon­tée des eaux et l’infiltration du fleuve dans les artères et caves pari­siennes, les opé­ra­tions se mul­ti­plient. Pour les pom­piers, la mis­sion devient : secou­rir les habi­tants en dan­ger et ten­ter de limi­ter les dégâts cau­sés par les inon­da­tions. Face à l’absence de moyens adap­tés, ils ont dû impro­vi­ser et faire preuve d’une grande ingé­nio­si­té. Mal­gré tous leurs efforts, les pom­piers pari­siens paraissent dému­nis face à ce fléau et, par moments, se résignent devant l’immensité de la tâche à accom­plir. Leur pré­sence est cru­ciale pour assu­rer la sécu­ri­té des bâti­ments. Les sous-sols étant inon­dés, les édi­fices sont fra­gi­li­sés et le risque d’effondrement des struc­tures est constant. Sur les 80 000 immeubles que compte Paris, 14 000 sont noyés et 20 000 autres sont mena­cés. Les barques trans­por­tant des vivres, du mobi­lier, des
réfu­giés, vont et viennent en un bal­let fan­tas­ma­go­rique au milieu des rues et ave­nues. La capi­tale prend des airs de Venise.

Une orga­ni­sa­tion des secours exem­plaire. La capa­ci­té d’adaptabilité ancrée dans la tra­di­tion mili­taire, consti­tue une force his­to­rique du Régi­ment. Son
inté­gra­tion au sein des ser­vices de la pré­fec­ture de Police favo­rise une meilleure coor­di­na­tion des secours avec les ser­vices muni­ci­paux et la gen­dar­me­rie. Le cou­rage et l’endurance, indis­pen­sables dans cette lutte inces­sante, incarnent l’essence même de l’identité du sol­dat du feu. Alors que les par­le­men­taires se déchirent sur la ques­tion de la laï­ci­té à l’école, le 26 jan­vier, le pré­fet de la Seine convoque une ses­sion extra­or­di­naire du conseil
muni­ci­pal de Paris afin d’engager un plan d’urgence. Les minis­tères de la Guerre et de la Marine sont sol­li­ci­tés. Le géné­ral Dal­stein (gou­ver­neur de Paris) a éta­bli un plan de bataille. Chaque quar­tier inon­dé a été divi­sé en sec­teurs avec un com­man­dant des opé­ra­tions à sa tête dis­po­sant de maté­riel et d’une troupe. Des régi­ments de ligne offrent leurs concours aux sau­ve­tages et opé­ra­tions de main­tien de l’ordre. Les sol­dats du Génie de Ver­sailles et des troupes mobi­li­sées (28e de ligne, 12e et 13e régi­ment d’artillerie de Vin­cennes) col­matent les brèches dans les quais et construisent des digues pro­vi­soires avec des sacs de sable pour ten­ter de conte­nir la mon­tée des eaux. Sur des esta­cades, perches en main, ils tentent d’évacuer, de détour­ner, de déblayer les innom­brables débris char­riés par le fleuve. Un mil­lier de pon­ton­niers venant des gar­ni­sons mili­taires les plus proches mais
aus­si d’Angers ins­tallent des pas­se­relles faites de planches et madriers. Enfin, les marins des équi­pages de la flotte de Brest, Dun­kerque, Calais, Roche­fort et Cher­bourg rejoignent Paris avec 300 canots Ber­thon. Une réserve sup­plé­men­taire de 85 embar­ca­tions est éga­le­ment mise en place au fort d’Ivry.

Un lourd bilan et des leçons à tirer. Les eaux com­mencent enfin à se reti­rer début février et annoncent la fin du cau­che­mar. Paris découvre l’étendue des dégâts : des dizaines de mil­liers d’habitations par­tiel­le­ment détruites, des cen­taines de mil­liers de per­sonnes sinis­trées, et les infra­struc­tures
de la ville gra­ve­ment endom­ma­gées. Avec la décrue, les Pari­siens et les auto­ri­tés font face à des eaux boueuses et pol­luées, trans­por­tant toutes sortes
de débris, détri­tus, cadavres en décom­po­si­tion. Les risques d’épidémies (notam­ment cho­lé­ra et typhoïde) deviennent une pré­oc­cu­pa­tion majeure. Le pré­fet man­date des équipes muni­ci­pales de dés­in­fec­tion qui aspergent la chaus­sée et les façades de chaux vive (arrê­té pré­fec­to­ral du 31 jan­vier).
La crue de 1910 lais­se­ra une empreinte durable sur la Capi­tale, pous­sant les auto­ri­tés à repen­ser la ges­tion des risques natu­rels. Une com­mis­sion spé­ciale dite « des inon­da­tions » est ins­ti­tuée à cet effet. Des créa­tions de bar­rages-réser­voirs en amont, ain­si que des canaux de déri­va­tion sont évo­qués. La ques­tion des ponts cris­tal­lise les débats. Sachant que le Conseil a hési­té à faire sau­ter cer­tains d’entre eux afin de faci­li­ter l’écoulement de la Seine, plu­sieurs seront recons­truits ou réhaus­sés. Un autre axe concerne la ges­tion des ordures. Avec l’éclatement des égouts et la mise horsservice des usines de col­lecte des déchets, la situa­tion sani­taire était plus que cri­tique. Pour les sapeurs-pom­piers, cet épi­sode est un tour­nant : il démontre l’importance d’une orga­ni­sa­tion effi­cace face aux catas­trophes natu­relles et la néces­si­té de dis­po­ser de moyens adap­tés pour faire face à des situa­tions d’ampleur excep­tion­nelle. Tou­te­fois, le Régi­ment n’aura pas le temps d’effectuer cette évo­lu­tion car en 1914 Paris sera de nou­veau en état de siège, cer­née non plus par les eaux mais par les armées allemandes.

Pho­to­gra­phies Archives BSPP


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