Grands formats — A la Brigade, après chaque intervention, et particulièrement à la suite d’un incident, d’un accident ou d’un drame, un processus d’enquête, d’analyse, de réflexion appelé « retour d’expérience » est mis en œuvre. Les conclusions de cette étude sont portées à la connaissance de tous par une large communication. Cette démarche « qualité » piloté essentiellement pour la partie opérationnelle par le bureau planification opérationnelle (BPO) et le bureau de médecine d’urgence (BMU), s’est largement professionnalisé.
Le retour d’expérience trouve son origine dans le monde de l’industrie où il est utilisé depuis de nombreuses années. Il améliore le savoir-faire et l’efficacité du fonctionnement, notamment dans le cadre de la prévention des risques pour les personnes. « C’est dans l’aéronautique (voir page 52), la médecine et le nucléaire que le retour d’expérience est le plus fréquemment utilisé. Car en effet, dans ces domaines spécifiques, l’erreur peut immédiatement conduire à des catastrophes mortelles de grandes ampleurs, précise le lieutenant-colonel Philippe Baillé, chef du bureau planification opérationnelle de la BSPP. Ce dispositif de progrès, indispensable à tout corps de métier, permet de souligner les bonnes pratiques et de corriger les déficiences. En ce sens, les travaux de Franck E. Bird, initiés en 1969 pour le compte d’une compagnie d’assurance sont très formateurs. Considérés comme les piliers du raisonnement en sécurité, ils consistaient à étudier les statistiques de près de deux millions d’accidents industriels. Les conclusions de l’analyste ont débouché sur la pyramide des risques de Bird et sur la ratio 1 – 10-30 – 600 : un décès correspondant à dix accidents invalidants, trente blessures sans invalidités et 600 dégâts matériels exclusifs. « Cette étude, riche d’enseignement, est une représentation symbolique de la répartition statistique des situations à risques et des accidents, explique lieutenant-colonel Baille. Nous pouvons parfaitement la transposer aux risques encourus par notre personnel sur opérations. Le principe de la pyramide de Bird exprime le fait suivant : la probabilité de la survenue d’un accident grave augmente avec le nombre d’incidents. La théorie consiste donc à dire que si notre Institution réussit à réduire le nombre d’incidents au bas de la pyramide, le nombre d’accidents situés en partie haute sera forcément réduit d’autant. Pour cela, la chaîne de commandement de la Brigade doit encourager la « culture de l’erreur », car plus souvent nous aurons connaissance de faits mineurs et plus nous pourrons agir sur les évènement graves. Le facteur humain est également un paramètre à prendre en compte. Nos sapeurs-pompiers doivent parfaitement connaître la doctrine pour pouvoir exceptionnellement s’en affranchir lorsque cela est nécessaire. C’est à ce moment qu’une erreur peut parvenir. Alors que celui qui ne connaît pas ses textes s’expose à un plus gros risque de fautes. L’erreur humaine est pardonnable, la faute ne l’est pas. »
Au-delà de sa capacité à faire évoluer l’Institution en orientant les nécessaires adaptations opérationnelles et matérielles, le retour d’expérience constitue avant tout une opportunité de partage et d’apprentissage pour l’ensemble des sapeurs-pompiers de Paris. « Le RETEX est une philosophie de vie pour celui qui veut progresser en permanence. Il agit comme un véritable accélérateur d’expérience, explique le commandant Patrick Parayre, chef de la section études doctrine RETEX du BPO. C’est une démarche qui doit être active et volontaire de la part de tous les acteurs du terrain. Chacun a un rôle à jouer, du gradé de reconnaissance à l’officier de garde compagnie. À la BSPP, il peut prendre différentes formes. D’une manière informelle, par un simple « à vos rangs », effectué derrière le fourgon pour débriefer de la fuite de gaz et des différents organes de coupure d’urgence existants. D’une manière officielle, comme c’est le cas pour les grands feux nécessitant une étude beaucoup plus poussée, avec notamment la contribution et l’analyse de plusieurs intervenants. »
UN RÉSEAU BIEN ORGANISÉ
Dans sa forme la plus aboutie, le RETEX est la résultante de l’analyse approfondie d’une action de terrain, toujours issue d’interventions ou d’exercices majeurs. Il s’appuie sur une chaîne à trois niveaux dont le principal contributeur demeure la compagnie d’incendie et de secours. Généralement, c’est elle qui initie la création de la fiche de retour d’expérience (FIREX). Sa rédaction est appuyée par toutes les informations nécessaires à la compréhension des évènements : main courante opérationnelle, récit des intervenants, photos, etc. Cette fiche est ensuite transmise au groupement pour être exploitée. Lorsqu’il s’agit d’opérations importantes ou complexes, l’ensemble des chefs de détachements ayant participé à l’intervention se réunissent, exposent et commentent les actions entreprises. Lors de cet échange, le BPO, dernier échelon et pilote de la spécialité RETEX, étoffe le dossier avec le rapport du groupe d’investigation post-incendie appuyé par la spécialité du dessin opérationnel. L’analyse des bandes sonores des appels 18⁄112 et des témoignages des sapeurs-pompiers viennent compléter le dossier. « Dans les 72 heures qui suivent l’opération, un entretien de recueil de renseignements à chaud est effectué par un personnel du bureau planification opérationnelle, précise le commandant Patrick Parayre. Lors d’un face à face organisé avec les intervenants, tous les détails pouvant aider à la compréhension des faits sont abordés. Pour une meilleure analyse ultérieure, ces données sont enregistrées à l’aide d’un dictaphone numérique. Il est important de rencontrer toutes les personnes présentes au cours de l’opération, du sapeur « servant », jusqu’au colonel de garde. » Poser les bonnes questions et récolter les informations idoines demandent des compétences spécifiques ; c’est un métier à part entière. En ce sens, la Brigade s’est rapprochée d’un expert en la matière. Dix cadres de l’Institution ont reçu une formation. Conduite sur quatre journées, elle est destinée à intégrer les techniques d’entretien d’explicitation. Prochainement, des référents « groupement » seront formés à leur tour. Le retour d’expérience et notamment le partage de son vécu ont un retentissement positif sur l’aspect psychologique des individus. En lien direct et permanent avec le bureau de soutien psychologique de la division santé, la cellule RETEX agit toujours conformément aux recommandations des psychologues de l’Institution.
RESTITUTION ET ÉVALUATION DES PRECONISATIONS
Lorsque toutes les personnes sont entendues, des études complémentaires peuvent être réalisées en interne par les bureaux métier, ou en externe avec le Laboratoire central de la préfecture de Police (LCPP) par exemple. Enfin, une analyse complète est réalisée en prenant en compte tous les éléments. Elle est diffusée à l’ensemble du personnel de la Brigade et permet de faire évoluer les règlements et l’engagement opérationnel. « Nous nous attachons à toujours donner une conclusion aux études. Elle doit être la plus pédagogique possible, comprise de tous », confie le commandant Patrick Parayre.
« En fonction du résultat donné et de son importance sur la sécurité des hommes et des femmes engagées sur opération, une note de service peut être rédigée, des règlements peuvent être modifiés, un concept créé… Pour exemple, le retour d’expérience lié aux grands feux a donné naissance à l’ensemble grande puissance (EGP). Composé d’un FMOGP, d’une BEM, de deux FACA, de deux BEA, de deux VID et d’un VLR chef de garde, il est la réponse parfaite pour permettre au COS de disposer plus rapidement et en anticipation d’une puissance hydraulique immédiate et adaptée au risque. »
DES ARCHIVES QUI PARLENT
C’est en 2005 que la Brigade crée sa propre cellule RETEX. Depuis 2018, le bureau planification opérationnelle (BPO) et le bureau de médecine d’urgence (BMU) ont fusionné leur riche et conséquente base de données. Les d’interventions et les enseignements dans des domaines très variés sont des sources d’inspiration au questionnement et à l’évolution nécessaire de la doctrine opérationnelle. « Nous possédons un outil de recherche multicritère permettant par exemple, de retrouver toutes les interventions avec une propagation verticale ou celles concernant une personne décédée lors d’un feu de cage d’escalier, explique le chef de la section RETEX. La Brigade a pour ambition de communiquer les conclusions des études de manière plus large et plus accessible, permettant une meilleure appropriation et un partage des éléments de fond. « Les résultats de nos travaux sont très satisfaisants, explique le lieutenant-colonel Baillé. Nous avons récemment communiqué sur la problématique d’une rupture d’attaque subie lors d’un feu d’appartement au sein d’un bâtiment d’habitation de la 4e famille. Il n’est en effet pas rare de constater que des corps étrangers, cachés dans les colonnes sèches peuvent venir obstruer l’orifice des lances à eau. C’est précisément ce qu’il s’est passé lors d’un incendie sur le secteur du 1er GIS. Plus tard, sur le secteur du 2e GIS, l’évènement s’est répété. Le porte-lance connaissait les enseignements de ce précédent retour d’expérience. Il a donc pu agir en conséquence, en remplaçant sa lance et en procédant rapidement à l’extinction de l’appartement embrasé. » Pour aller encore plus loin dans le domaine et continuer la professionnalisation de cette discipline, un BSP, véritable référentiel traitant du retour d’expérience devrait prochainement paraître.
Le RETEX de demain, commence aujourd’hui : ” Penser autrement ”
Dans quelle mesure le Retex influe-t-il sur l’évolution technologique ? Comment cela se traduit-il concrètement, dans les études prospectives de la Brigade ?
L’innovation est à la jonction d’une capacité technologique et d’une vision stratégique. C’est donc à l’aune de ce que sera l’environnement d’engagement du sapeur-pompier de Paris, demain, que le bureau études et prospective (BEP) s’intéresse au Retex.
Si le BEP s’intéresse au Retex, c’est en premier lieu pour compléter sa vision prospective de la ville de demain. Sur les grandes évolutions de la mégapole parisienne, il nous faut rechercher les risques ou menaces qui pourraient apparaître et nous amener à des asymptotes opérationnelles, c’est-à-dire à des environnements ou le sapeur-pompier de Paris ne sera pas, ou plus, en mesure d’intervenir à cause de limites humaines, matérielles et technologiques. Il s’agit alors pour nous de rechercher les signaux faibles susceptibles de caractériser ces asymptotes.
En ce sens, les Retex qui intéressent le BEP ne sont pas nécessairement ceux qui proviennent de la Brigade, mais davantage ceux issus d’environnements ou les évolutions que nous présentons sont déjà à l’œuvre depuis plus longtemps. Par exemple, il est intéressant pour le BEP de veiller les évolutions sur certaines grandes métropoles du Sud-Est asiatique qui sont précurseurs dans beaucoup de domaines, là où Paris est encore aux prémices d’une mue technologique, bâtimentaire, sociétale… (concept de smart city).
Le résultat de ce travail itératif, émergera sur le long terme. Il va permettre d’orienter les axes de recherches scientifiques grâce à des échanges réguliers entretenus avec différents réseaux de laboratoires. La partie émergée de cet iceberg a été visible de tous lors du colloque scientifique organisé par la Brigade, le 3 avril 2018 au sein de la Cité des sciences et de l’industrie de la Villette.
Outre les axes de recherches à privilégier, ce travail en amont va aussi lui permettre d’arrêter certains choix technologiques qui sembleront plus adaptés aux environnements de demain et anticiper ainsi une éventuelle surprise ou rupture opérationnelle, c’est-à-dire un environnement où nous serions dans l’incapacité d’intervenir.
Enfin, cette analyse du Retex, couplée aux orientations des axes de recherches, amène parfois le BEP à proposer au commandement de lancer des recherches en propre, là où nous constatons des vides technologiques, souvent des acteurs économiques.
LCL Fabian Testa
Investigations autour du feu
Directement lié au RETEX opérationnel, la Brigade a créé depuis de nombreuses années maintenant, un groupe et une garde de recherche des causes et circonstances des incendies (RCCI) s’appuyant sur une méthodologie précise.
Les investigations menées permettent non seulement de déterminer le lieu d’origine du sinistre, mais aussi des causes supposées, des circonstances immédiates et du mode de développement de l’incendie. Définies par la circulaire ministérielle de référence, les missions de la RCCI sont les suivantes :
- Contribuer au développement d’une base de données et de statistiques, dans le but d’améliorer les mesures de prévention incendie dans les bâtiments ;
- améliorer les référentiels relatifs aux domaines de la planification et de la préparation opérationnelle, ainsi qu’à la conduite des opérations ;
- réduire ou éliminer la possibilité d’incendies similaires ;
- élaborer des propositions visant à informer ou à éduquer la population ;
- défendre les intérêts de la BSPP et appuyer la section contentieux ;
- exploiter les conclusions retenues afin de faire évoluer les textes, les doctrines, les concepts d’emploi, les règles d’engagement, ou encore les équipements individuels.
La garde RCCI
Comprenant au moins d’un sapeur-pompier investigateur et d’un équipier, la garde RCCI est préférentiellement composée d’hommes ou de femmes issus des bureaux planification opérationnelle ou prévention. Ils doivent répondre à certains critères :
- être reconnu apte médicalement aux missions RCCI ;
- être titulaire du module RCCI validé par l’ENSOSP, pour l’investigateur ;
- être titulaire du PRV2* et posséder une expérience opérationnelle d’au moins 5 ans du niveau chef de garde pour l’équipier ;
- être inscrit sur une liste qui paraît annuellement ;
- être au moins du grade de sergent-chef.
Outre le recueil de renseignements, l’inspection des lieux, la prise de photos et/ou de vidéos, mais aussi la protection des indices, la garde RCCI reste en relation étroite et bien souvent sous l’autorité des experts du Laboratoire central de la préfecture de Police (LCPP).
En cas d’accident sur feu, d’explosion, voire d’effondrement, impliquant le décès ou l’état d’urgence absolue d’un militaire du corps, elle reste seule en charge du rassemblement et de la transmission des EPI*, ARI*, équipements radio ou encore effets personnels, au groupe RCCI.
Le groupe RCCI
Affectés au sein du bureau planification des opérations, les pompiers du groupe RCCI possèdent les prérogatives suivantes :
- Valider et exploiter les informations fournies par la garde RCCI ;
- participer au processus de RETEX par l’analyse des sinistres. Il participe notamment aux comités RETEX en fournissant les éléments d’analyse RCCI ;
- recueillir et échanger des informations avec l’ensemble des services du LCPP ou tout autre acteur en matière de RCCI ;
- mener les investigations complémentaires si besoin ;
- déférer aux réquisitions judiciaires dans le cadre d’enquêtes pénales ;
- concevoir des actions d’éducation de la population ;
- préparer les FMA du domaine RCCI ;
- rédiger le rapport annuel d’activités RCCI ;
- participer à la formation des investigateurs RCCI avec l’ENSOSP.
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