Grands formats — Une fois de plus, le délai de prise en charge de l’arrêt cardio-respiratoire (ACR) est un facteur décisif pour la survie de la victime. Un défi permanent que le Bureau études et prospective (BEP) de la Brigade de sapeurs-pompiers de Paris relève pour trouver de nouvelles solutions toujours plus efficaces.
Aujourd’hui, le délai moyen de présentation des sapeurs-pompiers de Paris est de neuf minutes, ce qui, en l’absence d’une première prise en charge par un témoin, entraîne une probabilité de survie de 10 % à l’arrivée des secours, pour une survie effective de seulement 3 %. Face à cette importance constatée de l’ACR dans nos interventions et dans l’analyse des données sanitaires, data-science innovation en elle-même, les Bureaux médecine d’urgence (BMU) et études prospective (BEP) ont mené une réflexion ayant pour but d’optimiser la prise en charge de cette pathologie et donc, d’en augmenter les chances de survie qui en découlent. Il est ici crucial de rappeler qu’une détection efficace, un envoi rapide des secours et la réalisation précoce des gestes de réanimation sont autant de facteurs primordiaux, puisque chaque minute gagnée représente 10 % de chance de survie supplémentaires pour la victime.
Tout en réduisant au maximum les temps de trajet, la BSPP a cherché à mieux identifier les appels pour ACR dans le flot des appels quotidiens. Avec l’avènement de l’Intelligence artificielle (IA) et les nombreuses perspectives qu’elle offre, cette démarche a abouti au développement du projet Intuition ayant pour objectif la détection automatique de l’arrêt cardio-respiratoire.
L’objectif est de développer un algorithme pouvant détecter en moins de quinze secondes un appel pour ACR et le passer alors en priorité.
Le déclenchement d’une alerte de détection confirmée permettra ainsi à l’opérateur de faire débuter un massage cardiaque guidé par téléphone en moins d’une minute, comparativement aux 2’30 en moyenne sans assistance de l’IA. Conçu en collaboration avec le BMU et les ingénieurs-informaticiens d’une start-up française, l’algorithme exploitera le principe de deep learning (ou apprentissage profond) en construisant un modèle prédictif à partir de l’analyse de trois bases de données comprenant plus de 10 000 appels enregistrés au cours des quinze dernières années. L’IA évalue finement les enregistrements sur divers paramètres tels que le bruit environnant, le ton de la voix, la respiration et le vocabulaire employé par le requérant. L’algorithme sera ainsi capable de détecter les signes caractéristiques d’un appel urgent et d’indiquer une probabilité d’arrêt cardio-respiratoire à l’opérateur. Le codage finalisé par l’entreprise, l’interface sera livrée et testée par la BSPP ce printemps.
Une autre piste explorée est celle de la livraison par drone autonome d’un Défibrillateur automatique externe (DAE) sur les lieux afin d’accélérer, ici, le délai avant le premier choc délivré. Cette donnée est également très importante pour la survie de la victime. Ce projet Libellule est aussi développé avec une entreprise française et a été concrétisé par une première en fin d’année 2022 avec le vol autonome d’un drone livreur de bouée de sauvetage au-dessus de la Seine. Quelques ajustements sont encore à réaliser pour rendre ce système pleinement autonome, notamment dans la phase finale de son intervention. Mais ce projet n’est rien sans l’aide du Bon Samaritain, citoyen-sauveteur, bonne âme formée aux gestes qui sauvent (voir entretien page 42).
En effet, une autre innovation consiste à mettre en synergie l’ensemble des acteurs de la chaîne des secours, du requérant aux sapeurs-pompiers. Pour ce faire, le lien se fait avec l’application Staying Alive qui recense et oriente un secouriste proche pour effectuer les premiers gestes de réanimation et installer le DAE en attendant l’arrivée des secours. Si les drones aujourd’hui ne sont pas encore opérationnels, la mairie de Paris, accompagnée par le BEP, déploie le dispositif Géocoeur afin de signaler efficacement au secouriste l’emplacement d’un DAE.
Le déploiement de ces différents systèmes fera l’objet d’un suivi particulier afin de déterminer avec précision leur impact réel sur le déroulement opérationnel et l’issue des interventions pour ACR au quotidien.
Le gain d’efficacité, que pourront offrir ces solutions innovantes, représente des centaines de vie sauvées par an sur le secteur Brigade uniquement.
L’aboutissement de ces solutions positionnera la BSPP en précurseur de l’innovation dans le domaine des secours, avant d’en élargir le potentiel sur une plus grande échelle
Géocœur, c’est quoi ?
Frédéric Leybold : « Les premiers résultats prouvent que nous permettons de poser le défibrillateur avant l’arrivée des secours. »
Frédéric Leybold est le président de la SAS Hekatech, l’entreprise qui développe Géocoeur. Focus sur cette innovation.
Pourriez-vous nous exposer le projet Géocoeur ?
Frédéric Leybold : Géocoeur est un panneau connecté qui s’installe au-dessus du défibrillateur. Il va alerter les passants au sujet d’un arrêt cardiaque qui a lieu à proximité, grâce à une connexion avec les services de secours.
On a fait cela, car il y a une inadéquation entre le nombre de défibrillateurs et leur taux d’utilisation. Il y a 500 000 défibrillateurs en France, mais lors d’un arrêt cardiaque, il n’y a que 10 % de chances qu’un défibrillateur soit apporté avant l’arrivée des secours, notamment car 80 % des arrêts cardiaques ont lieu à domicile.
Concrètement, le témoin d’un arrêt cardiaque appelle les services de secours de manière traditionnelle, en même temps que l’ambulance l’alerte est envoyée sur notre serveur qui va déclencher les panneaux les plus proches.
Grâce à Géocoeur, nous allons alerter les gens à proximité afin d’apporter le défibrillateur auprès du patient.
Qu’est-ce qui vous a donné l’idée ?
FL : Je suis infirmier en réanimation et infirmier-pompier, en 2018 j’ai développé l’application AFPR. C’est l’équivalent du Bon Samaritain/Staying Alive, avec lequel nous sommes en cours de fusion. Les applications envoient des secouristes jusqu’au lieu de l’arrêt cardiaque, mais on s’est rendu compte que le taux d’utilisation du défibrillateur reste très faible. Souvent, les secouristes doivent faire un détour pour aller chercher le défibrillateur. Potentiellement, ils vont perdre du temps à le trouver, et doivent repartir ensuite sur le lieu de l’arrêt cardiaque. Bref, la personne arrive avec le défibrillateur, mais après les pompiers l’idée est d’être complémentaire. Le secouriste a l’application, il fonce faire le massage cardiaque, et la personne à proximité du Géooceur fonce chercher le défibrillateur et l’apporte.
Dans quels endroits êtes-vous présents aujourd’hui ?
FL : Plus de 200 sont déjà installés, essentiellement en région Grand Est et notamment en Moselle, d’où nous sommes originaires. Nous avons également dépassé les frontières Grand-Est, il y en a deux en Seine-Maritime, en Haute-Savoie et en Région parisienne. On commence également à en déployer à Paris : le groupe Orange et le ministère de la Santé se sont équipés et nous sommes en cours de discussion pour un déploiement très prochain avec la mairie de Paris.
Dans quel type de structure peut être déployé ce système
FL : Que ce soient des collectivités ou des entreprises, à partir du moment où le bâtiment est reconnu comme un ERP, il a un défibrillateur et donc nous pouvons potentiellement l’équiper. On peut installer nos Géocoeurs, soit en extérieur (sur le domaine public), soit en intérieur. L’intérêt en intérieur est limité aux horaires d’ouverture, mais a l’avantage de mobiliser tout le bâtiment lorsqu’il se met en route.
En extérieur, il faut qu’il y ait un passant, mais on a également amélioré notre système : en complément de l’alerte sonore, notre Géocoeur appelle toutes les personnes qui sont référencées. On est sûr de l’hybride avec l’application : quelle que soit votre localisation, votre téléphone se mettra à sonner. Il s’agit d’un appel qui vous prévient que le Géocoeur a été déclenché et qu’on a besoin du défibrillateur, si vous êtes à proximité, vous y allez.
De plus, le signal sonore du Géocoeur n’est pas un « bip », mais une voix qui annonce « arrêt cardiaque à proximité, on a besoin du défibrillateur, flashez le QR code pour connaitre l’adresse », n’importe qui comprend la situation et peut apporter le défibrillateur.
Depuis combien de temps ont été installés les premiers ?
FL : Cela fait plus d’un an que les premiers sont installés et nous sommes pleinement opérationnels depuis juillet 2023. Les premiers résultats prouvent que nous permettons de brancher le défibrillateur avant l’arrivée des secours. On a également pu démontrer qu’une personne qui ne connaît pas Géocoeur comprend son fonctionnement et va pouvoir apporter le défibrillateur. Ce qui nous manque, c’est l’intervention parfaite où un secouriste arrive avec le défibrillateur avant les secours et cela permet un transport de la personne en milieu hospitalier. On a eu le cas il y a quelques jours, mais malheureusement la personne est décédée à l’hôpital.
Comment souhaitez-vous élargir votre présence en France ?
FL : C’est un gros travail de communication. Il faut faire connaître notre produit, autant au niveau des collectivités que des entreprises. Il y a aussi tout un travail de sensibilisation, car finalement les collectivités et les entreprises se disent : « c’est bon, j’ai installé un défibrillateur, j’ai fait le job ». Je pense qu’il faut aller un peu plus loin et sensibiliser le personnel. De nombreuses fois, je suis rentré dans un ERP, j’ai demandé où se situait le défibrillateur, et la personne de l’accueil me regarde, les yeux grands ouverts en me disant : « Attendez, je vais regarder ». Je travaille en plateforme d’appel, je fais de temps en temps des réanimations par téléphone. Je me souviens d’un cas où, dans un grand bâtiment, quelqu’un était en arrêt cardiaque, je leur ai demandé d’aller me chercher le défibrillateur pendant que je guidais la personne qui faisait le massage cardiaque. Ils ne l’ont jamais trouvé avant l’arrivée des secours.
90 % des arrêts cardiaques ne bénéficient pas d’un défibrillateur avant l’arrivée des secours, alors que des sommes très importantes ont été investies. Soit plus d’un milliard et demi d’euros sur dix ans ont été dépensés par les collectivités et les entreprises pour le parc de défibrillateur.
Faut-il avoir l’application ?
FL : Non, c’est vraiment comme une carte de restaurant, vous flashez le QR code et vous tombez sur une page internet qui vous donne la distance à pied et en voiture. Si vous ne connaissez pas l’adresse, vous appuyez sur « guidage GPS » et ça bascule automatiquement sur le GPS de votre téléphone. L’objectif est d’être le plus simple possible, même quelqu’un qui n’a jamais entendu parler du boîtier peut se débrouiller tout seul.
En avez-vous beaucoup sur le secteur Brigade ?
FL : Seulement huit pour l’instant, mais nous sommes sur un projet de déploiement avec plusieurs entreprises d’ici la fin de l’année au sein de Paris.
Avec la mairie de Paris, nous travaillons sur une expérimentation qui aura lieu dans le Ier et le VIIe arrondissement et autour du canal Saint-Martin.
Nous sommes soutenus par les sapeurs-pompiers de Paris et leur médecin-chef, le professeur Travers.
L’objectif est de couvrir au maximum Paris intra-muros, pour avoir une expérience conséquente. À Paris, le temps d’arrivée des secours est beaucoup plus court : entre sept et huit minutes, alors que dans les villages c’est plutôt quinze minutes. En revanche, c’est sur une densité de population où l’on est sûr d’avoir des déclenchements de Géocoeurs.
Propos recueillis par Harry Couvin