Web-série — Étudiante en histoire, Laura Zuccarelli a été volontaire en Service Civique au CS Saint-Maur (94). Pendant dix mois, de mai 2019 à février 2020, elle a tenu un journal intime alimenté par ses sensations, ses réflexions et ses sentiments. Nous vous livrons ici, une version en trois épisodes qui nous plonge directement au cœur du métier, avec passion, dévouement et humour.
Première journée
L’écran affiche « 4 : 43 ». Je viens d’ouvrir les yeux. Je jette un coup d’œil par la fenêtre qui donne sur ma rue. Il fait encore nuit. À cette heure-ci, du côté de Tolbiac, il n’y a pas âme qui vive. Mon nouveau réveil doit sonner dans dix-sept minutes. Je l’ai acheté la veille, en urgence pour être sûre de me réveiller. Il est moche, mais c’est tout ce que j’ai trouvé un dimanche dans un quartier où tout est fermé.
J’aurais dû me contenter d’utiliser mon smartphone, mais celui-ci a pulvérisé son propre record d’immersion… dans l’eau vive de ma machine à laver ! Bye bye mes contacts, mes notes, mes identifiants et surtout plus d’alarme…
C’est tout moi. Je m’appelle Laura Zuccarelli, j’ai 24 ans, je suis étudiante en histoire et aujourd’hui c’est mon premier jour de service civique chez les pompiers de Paris.
Mon achat n’aura servi à rien, puisque je décide de ne pas attendre sa “douce” sonnerie pour me préparer.
On y est ! C’est aujourd’hui ! Je ne perçois aucun symptôme de stress ou d’inquiétude… du moins pour le moment.
Deux semaines auparavant, le 24 avril, j’ai franchi, pour la toute première fois, le portail de la caserne de Saint-Maur-des-Fossés (94), la 23e compagnie où j’ai été affectée pour dix mois. J’avais pris rendez-vous avec le chef de centre, l’adjudant-chef (ADC) L.-M., pour me présenter officiellement et visiter les locaux.
Entre mon appartement et la caserne, il faut compter une heure quinze environ, métro ligne 6 puis le RER A (en espérant que le trafic ne soit pas ralenti).
Arrivée dans le RER, je regarde ma montre pour la énième fois en une demi-heure. Je serai sur place 40 minutes avant le rassemblement de 7 h 30 (habituellement, il est à 7 h 45).
Je me décontracte un peu. Quelqu’un m’avait dit un jour : “être à l’heure : c’était déjà être en retard”. Et c’est sans nul doute un point d’honneur que je m’efforce de garder au quotidien. C’est une forme de respect dont la réciprocité permet de jauger le degré de considération que vous porte autrui.
Comme je n’aime pas qu’on me fasse attendre…
Arrivée à la caserne
Il est 6 h 30 lorsque je m’engage dans l’avenue Louis Blanc où se trouve la caserne. Étrangement, je ne suis toujours pas stressée. Les seules pensées qui traversent mon esprit se résument en une question : comment va se dérouler ce premier contact avec eux… les pompiers ?
D’un naturel spontané et sociable, je n’ai aucun mal à aller vers les autres, vers l’inconnu. Mais ici, c’est particulier, et j’en ai conscience. C’est un univers singulier. Militaire et ensuite à 98 % masculin. Mais franchir une porte derrière laquelle se trouve une écrasante majorité d’individus d’origine masculine ne me fait pas peur, autrement, je ne serais pas là aujourd’hui…
Néanmoins, je sais pertinemment que dans cette caserne, dans cette communauté, ils sont chez eux. Ils se connaissent tous, et depuis un bout de temps pour la plupart. Ils ont noué une relation fraternelle, endurcie par la routine et par maintes épreuves. Ils vivent ensemble et œuvrent ensemble.
Aussi, dans ce tableau, que je le veuille ou non, je suis une civile, une femme, inconnue au bataillon, et un peu une intruse. La première impression sera donc primordiale.
Au PVO, je me présente et un caporal me guide jusqu’au bâtiment des dortoirs des “féminines”, afin que je puisse me changer. Il m’apprend que je ne suis d’ailleurs pas la seule fille à la caserne de Saint-Maur. Nous sommes six au total : trois sapeurs (dont une première classe, et deux sapeurs en phase d’intégration), une réserviste et, avec moi, deux services civiques (VSC). Le caporal m’explique que je serai peut-être amenée à croiser l’autre VSC, si nos gardes coïncident, mais que nous ne “décalerons” pas sur le même engin (c’est-à-dire dans le même VSAV).
“Il n’y avait jamais eu autant de féminines à la caserne ! Ça montre bien que ça change et c’est une bonne chose !” me dira un peu plus tard l’ADC L.-M.
Il est 7 heures, après leur petit-déjeuner, les sapeurs sont occupés à accomplir leurs travaux d’intérêt général, les fameux TIG. Moi, je n’ai pas faim, je préfère directement me mettre en tenue.
Histoire de bottes
Je repense à la mi-avril, lors de la perception de l’équipement. Ce jour-là, j’avais enfilé l’uniforme de la BSPP pour la première fois. J’avais du reste été la dernière à sortir de l’essayage, non sans mal… Je dois avouer qu’à ce moment-là, mon reflet en uniforme dans le miroir, cette image de cette potentielle version de moi, m’avait fait quelque chose. J’en étais ressortie heureuse, et même un peu galvanisée. Sans doute séduite par l’élégance de ce bleu foncé, symbole de loyauté, de confiance et de sécurité. Savez-vous que le bleu est la couleur la plus aimée sur la planète… bleue ?
Mais en examinant mon reflet avant de sortir du vestiaire, je suis préoccupée. Non pas par mon apparence, ni par ce qu’ils vont être susceptibles de penser de moi. C’est assez particulier. J’éprouve un sentiment comparable à de la fierté… mais sans la légitimité qui l’accompagne.
Je prends soudain conscience du fait que c’est une circonstance exceptionnelle qui me permet de chausser ces bottes. Je ne les ai pas obtenues par la sueur comme tous ceux qui en ont bavé, lors de leur longue formation au Fort de Villeneuve-Saint-Georges…
Sur le coup, je ne m’en sens pas digne. Pas vraiment. Pas encore. Je réalise seulement à ce moment-là que les lettres brodées au fil rouge « VSC », cousues sur l’insigne du polo, m’identifient, me marquent, d’un statut à part. Je suis dans la case « autre », distincte de celle de sapeur et de celle réserviste.
Mais cela n’est réel que dans mon esprit de ce premier jour. Je me souviens des propos de l’adjudant-chef, lors de mon entretien. Ici, on exige des VSC un travail de qualité. Civil ou non, je serai logée à la même enseigne. Chez les pompiers de Paris, qui sont militaires, c’est comme dans l’armée, il s’agit de faire ses preuves, comme tout le monde. Particulièrement si l’on veut gagner l’assentiment des autres et obtenir leur respect.
Je sors dans la cour, assez fière de montrer mes belles bottes dans lesquelles j’ai fourré mon pantalon comme j’en ai l’habitude… Je suis tout de suite interceptée par Guillaume, jeune sapeur à l’accent du sud et qui se présente comme mon binôme du jour au VSAV : le pantalon doit être SUR les bottes ! Il en profite pour m’enseigner comment ajuster parfaitement mon polo F1.
7 h 10. La prise d’une garde commence dans vingt minutes, mais il nous est demandé d’être prêts un peu avant. Ceci pour que ceux qui prennent le “piquet descendant” n’aient pas à partir en intervention dans l’intervalle. Je mettrai donc un point d’honneur, tout au long de mes gardes, à me tenir prête dès 7 heures.
Mon chef‑d’agrès au VSAV 1 pour la journée, sera le sergent M.. Énergique et plein d’humour ; grâce à lui, ma première garde devrait être agréable.
J’en profite pour demander à quoi ressemble la sonnerie spécifique au VSAV 1 : il s’agit d’un “ronfleur” et deux sonneries courtes. Immédiatement, mon cerveau se met à imaginer le bruit d’un ronflement humain. Mon interlocuteur doit assurément le lire sur mon visage puisque, amusé, il m’explique immédiatement à quoi ça ressemble… en réalité. Génial Laura, tu passes pour une simple d’esprit…
Un VSAV se compose en général d’un chef d’agrès, d’un conducteur et d’un troisième équipier. Je suis ainsi la quatrième du détachement avec le “privilège” d’être dans la cellule des victimes. N’ayant pas encore commencé mon cursus de secourisme, je me contenterai d’observer. Cette observation commence par la vérification des éléments qui composent l’engin avec Guillaume.
Première inter’
Il est 7 h 15 quand la sonnerie du VSAV 1 retentit. Ça y est ! Ma toute première intervention à la BSPP commence lorsque le “deux-tons” est enclenché. Assise dans le ventre du véhicule, je suis ballottée de gauche à droite par une conduite très active. Une fois que mon cerveau a accepté d’être chahuté dans tous les sens, les pensées fusent.
Jusqu’à présent, lorsque je voyais passer un camion rouge dans les rues, je me posais plein de questions avant que le son de la sirène ne s’évanouisse dans le brouhaha parisien. “Où vont-ils ? Pour qui ? Pour quoi ? De quelle caserne viennent-ils ?” Cette fois, cette musique ne faiblit pas, ni ne s’éloigne. Elle reste intense, résonnante et immuable. Je me trouve de l’autre côté du mystère qui accompagne le passage des secours.
Secouée sur mon siège, je ne peux m’empêcher de sourire. Pas une once de stress. En fait… je trépigne littéralement d’impatience.
Nous allons vers une dame d’une soixantaine d’années qui a fait un léger malaise et que nous déposerons à l’hôpital de Créteil.
J’apprends alors que nous allons rater le traditionnel rassemblement des morts au feu. Tous les sapeurs sont cérémonieusement rassemblés dans la cour, en tenue de feu (tenue F2 nouvelle génération), pour honorer leur mémoire. Durant cette cérémonie, la carrière d’un de ces soldats du feu est dépeinte, ainsi que ses éventuelles distinctions et hauts faits au sein de la Brigade.
Ce moment empreint de gravité et de prestige n’est appréciable uniquement par ceux qui en réalisent la solennité, par ceux qui vivent avec cette conscience du risque. C’est complexe à concevoir si l’on n’est pas un minimum sensible aux valeurs et à l’éthique du sapeur-pompier de Paris.
Les morts au feu ne le sont, en définitive, jamais vraiment, car leur mémoire, elle, reste gravée et exposée aux yeux de tous. Elle se perpétue de génération en génération, de relève en relève.
Dans cette première garde, nous interviendrons dix fois en 24 heures. Autant dire : une garde relativement « tranquille » et ordinaire pour un pompier de Saint-Maur. Pour moi, en revanche, cette première fut dynamique. La plupart des départs se feront dans la journée, et nous avons pu dormir entre 23 et 6 heures du matin.
Midi sonnant
À la mi-journée, nous sommes de retour à la caserne pour le déjeuner. Cela me permet de me présenter à quelques-uns que je n’avais pas encore rencontrés. À table, la conversation s’amorce sur le sens de leur travail. Pour la majorité, ils aiment sincèrement leur job, même si certains voulaient faire autre chose. Et dans le lot, il s’en trouve quelques-uns qui sont fatigués par la rotation des gardes ; je sens bien que ceux-là ne feront pas carrière. Mais néanmoins, la cohésion est très forte, amicale, familiale, même. Et c’est très vite contagieux.
Plus tard dans l’après-midi, entre deux interventions, les sapeurs affectés au PS (engin premier secours) sont en tenue F2 et s’apprêtent à réaliser un exercice. Curieuse, je demande à l’un d’eux si je peux les suivre, histoire de voir ça de plus près. « Au contraire, pas de souci, viens ! Plus tu en vois, mieux c’est ! » me rétorque-t-il. Cette curiosité pour les manœuvres “feu” ne me quittera plus pendant tout mon service civique.
En les regardant, je réfléchis à l’importance de ces entraînements. La plupart de ces pompiers se connaissent depuis un bon moment. Autrement dit, ils savent comment se profilent le caractère et la réactivité de leurs camarades. Ces manœuvres font donc partie de ce qui les soude chaque jour davantage. Elles précisent toujours plus leur réflexion devant une situation, leurs gestes, leurs réflexes. Elles développent des automatismes qui leur permettent de décaler sereinement avec leurs équipiers. Je me surprends à être aussi concentrée qu’eux sur l’exercice, n’en perdant pas une miette, comme si c’est moi qui allais devoir passer ensuite.
Ici l’absence de routine… demeure une routine. Leur quotidien n’a rien à voir avec celui de mes six dernières années en tant qu’étudiante. Une chose que je ne peux d’ailleurs m’empêcher de déplorer.
Il n’y a pas si longtemps, je répétais à mes parents, exaspérée, que la routine des recherches universitaires était un doux poison qui finira par me tuer à petit feu. Que j’allais dépérir si je n’accomplissais pas quelque chose qui s’accorde avec mon tempérament, avec mon envie d’en découdre.
Je verrai avec mes prochaines gardes comment je m’en sors lors de situations stressantes ou complexes, mais je sais d’ores et déjà que si j’avais su : je reviendrais six ans en arrière pour faire sapeur-pompier volontaire, en parallèle de mes études.
Un monde d’hommes
Plus tard, sur une intervention pour un accident sur la voie publique, pendant l’établissement du constat de police, avec Guillaume, nous discutons avec le blessé, bien saucissonné sur le brancard. Il finit par me demander : « C’est un monde d’hommes les pompiers, pourquoi vous avez choisi d’aller de les rejoindre ? ».
Sur l’instant, je n’ai pas su trop quoi répondre, il y avait plusieurs raisons, plusieurs motivations.
En y repensant, j’aurai plutôt dû lui chanter “It’s a man’s man’s man’s world” de James Brown, avec ce fameux refrain “but it would be nothing, nothing, without… a woman or a girl” ( “C’est un monde d’hommes, d’hommes d’hommes, mais il ne serait rien, rien, sans une femme ou une fille”).
Dommage. Saleté de répartie trop lente…
Voyant les heures passer sans qu’aucun autre départ ne sonne, je me dis que j’ai le temps pour prendre une douche. Au moment-même où l’eau commence à ruisseler sur mes épaules… le VSAV sonne ! Et merde ! ! !
Ma première hantise vient de se réaliser lors de ma première garde. À savoir qu’en caserne, le pompier doit lâcher tout ce qu’il fait et courir vers son engin, à chaque fois qu’un départ est sonné. Tout départ est considéré comme une urgence, il n’est donc pas de très bon ton de prendre son temps ou de lambiner. Le brigadou dispose de trois minutes maximum pour se rendre à son engin. Au-delà de ce délai, et si le chef d’agrès est dans l’engin avant l’équipier manquant, ce dernier est susceptible de donner l’ordre de partir sans lui.
Rater un départ n’est pas envisageable, sauf si le pompier en question veut se prendre une “dose”. Généralement, ce genre de chose n’arrive presque jamais. De nuit, le délai avant le départ est porté à cinq minutes.
Heureusement que je n’avais pas encore fait couler le gel douche sur moi.
Mûrir d’un coup
Je dois avouer que j’avais peur d’aller me coucher au début. Je pensais faire une nuit blanche pour la raison essentielle que, lorsque je dors profondément, même le bruit d’une bombe atomique ne parviendrait pas à m’arracher des bras de Morphée… Alors le ronfleur du VSAV… Les gars du PVO m’ont rassurée en m’apprenant qu’en nocturne, et puisque la chambre VSAV 1 est située à côté du PVO, ce sont eux qui sont chargés de venir nous réveiller si l’on est amené à décaler la nuit.
Avant d’aller me coucher, j’en profite pour faire plus ample connaissance avec certains d’entre eux. Ils sont énergiques, motivés, et certains se sont fixés des objectifs précis dans le cadre de leur avancement. Des jeunes plein de promesses, qui ont envie de faire, de vivre, une multitude de choses. Ce métier les fait grandir et mûrir d’un seul coup.
J’ai ri et ai été amusée à plusieurs reprises dans la journée : et il n’en faut pas beaucoup pour me faire rire. Je les regarde, je les envie. Les entendre parler de leur quotidien – à l’opposé du mien – me paraît représenter l’idéal à atteindre.
Dernière intervention. Il est 6 heures du matin. Relevage d’un monsieur paralysé (suite à un AVC datant d’il y a un an), ayant glissé de son lit.
En rentrant, petit-déjeuner vers 6 h 45 et, jusqu’à 7 h 45, le VSAV ne bougera plus. Ma première garde est terminée.
Au retour, dans le RER, j’éprouve cette sensation de bonne fatigue. Celle qui est agréable, vivifiante, voire apaisante. Je me mets à penser que ça doit être usant à la longue physiquement, psychologiquement et moralement.
Et pourtant, j’ai cette inexplicable envie d’y retourner, le plus vite possible.
À suivre…
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