Web-série — Étudiante en histoire, Laura Z. a été volontaire en Service Civique au CS Saint-Maur (94). Pendant dix mois, de mai 2019 à février 2020, elle a tenu un journal alimenté par ses sensations, ses réflexions et ses sentiments. Découvrez aujourd’hui le deuxième épisode de son récit, nous plongeant avec sincérité au cœur du secours à personnes.
Entre ma première et ma deuxième garde, il s’est écoulé un mois et demi.
Entretemps, j’ai effectué, avec une vingtaine d’autres volontaires service civique, entre 18 à 27 ans, deux semaines de formation au PSE1/PSE2, intenses, mais merveilleuses, à la caserne de Port-Royal. Pendant ces deux semaines, il faut s’astreindre à une discipline : réviser chaque soir, chaque matin, pratiquer le plus possible, et ne pas laisser doutes ou incertitudes sans réponses claires. Le but est de ne pas prendre le risque d’être démunie, plus tard, sur intervention.
Cette formation a été tout simplement…géniale !
Nos formateurs, furent le Sergent M, les caporaux-chefs R., N., M., et le 1CL B. Ils ont su nous mettre rapidement dans le bain, avec beaucoup de pédagogie, tout en nous faisant vivre des moments mémorables.
Certains de mes collègues VSC sont devenus des amis, avec lesquels je suis restée en contact depuis. Nous avions vraiment un bon groupe, à la fois sérieux, attentif, soudé, et parfois délirant.
Ces quatorze jours ont été intenses. La pression s’est installée avec l’envie de réussir. Ces journées, je ne les ai pas vues passer.
Vers la fin du stage et pour des évaluations en plein air, nous avons passé une journée au Fort de Villeneuve-Saint-Georges. Depuis le XIXe siècle, cet antre historique n’a eu de cesse de mettre à l’épreuve ceux, et celles, ayant voulu rejoindre les rangs des sapeurs-pompiers de Paris. Passer sous la voûte du fort, voir les inscriptions sur les murs, ça m’a fait frissonner. Difficile de l’expliquer, c’est… solennel. Ça fait son effet sur une fille curieuse de voir et de toucher les choses de près.
Ma formation terminée et obtenue du premier coup (dire que j’étais emplie de fierté et de joie serait un doux euphémisme), j’ai posé mes gardes dès la mi-juin.
Les interventions
Pour ma deuxième garde, je commence en tant que quatrième équipier, c’est à dire en plus de l’équipage classique composé de trois pompiers. C’est une transition, une façon de me tester sur intervention, d’observer ma façon de faire, ma réactivité, mes interactions en fonction de la victime et des situations.
Plus tard, je vais officiellement devenir troisième équipier et prendre le VSAV “à mon compte”. C’est véritablement à ce moment précis que je deviens pleinement opérationnelle et que je suis capable de prendre un vrai piquet de pompier. Cela dit, là encore, tout semble dépendre du CS.
Durant dix mois à la caserne, il faut réviser ses acquis régulièrement et profiter des instructions pour entretenir sa mémoire. Car il y a des gestes de secours qui demeurent peu pratiqués au quotidien, en fonction du secteur où l’on est affecté.
Dès mes premières gardes, une chose me frappe, comme une évidence. Le pompier de Paris se transforme souvent en simple moyen de transport sanitaire, dans des situations ni réellement graves, ni forcément vitales. C’est un fait… Mes collègues VSC, eux aussi, ont rapidement eu l’occasion de s’en apercevoir.
80 % à 90 % des interventions journalières des sapeurs-pompiers de Paris relèvent du secours à victime (SAV) . Et, dans ce secours à victime, un grand nombre d’interventions consiste à prodiguer des premiers soins sur des blessures parfois très superficielles, il s’agit souvent de cas où l’urgence n’est pas absolue ; où l’on ne fait pas des gestes de secours “vitaux” à proprement parler. De plus, une partie de la population semble ne pas toujours faire la distinction entre le besoin d’un médecin de ville et l’intervention des pompiers. Ce qui fait que trop souvent, le VSAV transporte la victime vers l’hôpital, sans n’avoir fait rien de plus qu’un bilan…
La “malédiction” du CCH
Ce type d’interventions arrive d’ailleurs le plus souvent lorsque je prends du VSAV 1… avec l’incontournable et incomparable CCH P. ! À chaque fois que je suis de garde avec lui, je suis soumise des émotions contradictoires. Je suis ravie parce que je sais que l’ambiance va être super bonne, mais je sais aussi que nous allons “ramasser” toute la journée et ne quasiment pas dormir de la nuit !
Sa réputation (ou devrais-je dire sa malédiction ?) est une chose admise par tous ses comparses de la caserne. Tout le monde sait également qu’elle déteint sur son équipage. Elle implique, entre autres de réaliser un grand nombre d’interventions, de manger à des heures aléatoires ou tardives à cause du grand nombre de départs (déjeuner rarement avant 15 heures et le soir, jamais avant 22 heures), ou encore, de décaler au minimum deux ou trois fois après minuit (ce qui signifie environ 2 à 3 heures de sommeil en continu). Un score de veille nocturne largement au-dessus de la moyenne du CS. Cela dit, sa bonne humeur et son sourire nous aident à garder le nôtre, autrement dit : on le suit tous dans sa “malédiction” avec grand plaisir !
Cette nuit-là, nous arrivons donc au beau milieu d’une fête tenue par une quinzaine de jeunes dans le petit jardin d’une maison. La moitié d’entre eux est fortement alcoolisée dont un en particulier qui est étendu, inconscient, sur une chaise longue, à la limite du coma éthylique. Cependant, il se réveille progressivement grâce aux stimuli que nous lui faisons sur la main. Ses amis, hilares de le voir dans un tel état, refusent de comprendre que nous devons l’emmener à l’hôpital. L’autre solution, propose le CCH P. : c’est la police. Le ton monte lorsque les jeunes veulent que nous repartions, tout simplement. Trop tard messieurs-dames ! Nous finirons par emmener le jeune homme à l’hôpital au bout d’une demi-heure de négociation.
Il faut le savoir. Quand son autorité est mise à mal, le sapeur-pompier de Paris possède une autre corde à son arc : l’art de la négociation !
Inutile de vous dire que dans de telles circonstances certains chefs d’agrès doivent faire preuve de sang-froid, face aux requérants. Je dois avouer qu’à leur place, je devrais sûrement me mordre les lèvres pour ne pas dire ce que je pense dans un élan de lassitude…
Pour en revenir à cette deuxième garde : nous décalerons de 7 h 09 à 16 h 45 non-stop avec, à tout casser, 45 minutes de calme dans la journée. Nous mangerons à 23 heures et décalerons encore trois fois entre 2 h 30 et 5 heures. “Ça a piqué”.
Parmi les interventions marquantes de la journée : une tentative de suicide (TS). Une femme d’une trentaine d’années, alcoolisée et manifestement déprimée est assise sur le rebord du balcon de l’appartement situé au troisième étage. Elle semble dans un état second et aurait pris des médicaments. Sa fille, lycéenne, la découvre ainsi, en rentrant après ses cours. Les négociations avec mère de famille pour tenter de la calmer et de lui faire entendre raison dureront 90 minutes.
Malheureusement, celle-ci, refusant avec opiniâtreté de nous suivre à l’hôpital et se montrant de plus en plus agitée et violente, nous a obligés à faire appel à la police pour assurer son transport vers le service des urgences en toute sécurité.
Durant cette intervention, j’ai fait en sorte de prendre la jeune lycéenne avec moi, à part en parlant de ce qu’elle aimerait faire plus tard, pour faire diversion, et qu’elle n’ait pas à subir ce triste dénouement.
L’abnégation du sapeur-pompier
Un malaise vagal, une personne inconsciente, un relevage seront quelques-unes des interventions assez routinières pour ma troisième garde. Je suis encore quatrième équipier et j’ai hâte de grimper d’un échelon et faire partie de l’équipage à part entière. Et entre nous, j’en ai marre de me faire balloter à l’arrière de l’engin, comme un linge dans une machine à laver, au rythme fou des départs sur intervention…
C’est en entrant dans tous ces appartements, ces chambres, ces caves, et autres coulisses de la vie humaine publique ou privée (ex : locaux RATP, commissariat, entreprises, chantiers, etc), mine de rien : que l’on pénètre, on investit l’intimité des hommes. C’est incontestablement mystique d’être à la fois le témoin et l’acteur de cet instant où, un lien d’hyperproximité se crée entre deux inconnus.
Lorsqu’on y pense, le moment où la main du secouriste approche celle du malade ou de la personne en détresse a quelque chose d’héroïque. Un héroïsme qui fait naître un sentiment rassurant au cœur même de la souffrance humaine. Le quotidien du pompier de Paris relève en fin de compte d’une abnégation, d’une générosité professionnalisée comme il en existe peu.
De plus, on ne pense pas suffisamment au fait que le sapeur est souvent amené à se salir les mains, à œuvrer parfois dans des zones confinées où règnent des odeurs nauséabondes. Il sait faire abstraction de ses propres sens afin de se concentrer sur ceux de la victime.
Il n’y a pas de place pour le jugement, le dégoût ou la répulsion dans la mentalité du sapeur-pompier. Le simple fait de porter ce titre implique entre autres de rester solide, calme et serein devant l’incertitude. En un mot : en toute circonstance, je les ai vus revêtir cette image de force sur laquelle monsieur Tout-le-Monde peut s’appuyer.
Premier décédé
Pour ma garde suivante, je suis enfin troisième équipier. Nous intervenons en renfort sur mon premier arrêt cardio-respiratoire (ACR). Je pense que je m’en souviendrai toute ma vie. À notre arrivée devant la maison où se trouve déjà un VSAV du CS Champigny et une équipe médicale, je remarque cette jeune fille (la fille de la victime) assise contre le mur du perron de la porte, emmitouflée dans une couverture, en état de choc. Le « bip » répété et strident du multiparamétrique de l’équipe médicale résonne au-delà des murs de la maison. En entrant, je découvre cette agitation autour d’un corps inanimé. Un quadragénaire. La femme de la victime est elle aussi dans un état second : elle est en train de répéter que sa fille doit emménager la semaine suivante dans un appartement pour ses études, mais qu’il va falloir à présent s’arranger autrement. Je comprends immédiatement que dans ces moments là, en fonction des individus, le cerveau se rattache à quelque chose de rationnel – à une valeur sûre – pour échapper ou nier la situation et se prémunir psychologiquement.
Et moi, je me retrouve en plein milieu, les yeux rivés sur la victime. Nous allons alterner le massage cardiaque avec les pompiers de Champigny afin que chacun puisse souffler, et que la RCP reste énergique et efficace.
« — C’est la première fois que tu fais un ACR ?, me demande le Sergent E‑M.
J’acquiesce avec un air grave.
— Si tu ne te sens pas de masser, rien ne t’y oblige, me dit-il.
— Non non, ça va. Ça vous dérange si j’y vais en premier, Sergent ?
— Pas du tout. Vas‑y. »
Je me suis dit que plus tôt je m’y attellerais, plus vite je lèverai le voile sur ce que l’on ressent lorsque l’on tente de redémarrer le cœur de quelqu’un. Et puis, j’ai tendance à ne pas vouloir attendre pour faire quelque chose que je redoute ou que je ne connais pas. De mon point de vue, l’attente finit toujours par se muer en doute, en hésitation, puis, une fois sur deux, elle mène au renoncement.
Malheureusement, malgré nos efforts, l’homme ne reviendra pas. Sur le coup, je n’ai pas ressenti grand chose. Probablement parce que nous avons fait notre maximum pour le sauver.
Ensuite, lorsque l’équipe médicale finissait de ranger son matériel et que nous attendions le feu vert pour partir. J’ai fixé trop longuement le corps sans vie de ce monsieur, et une simple petite observation, furtive, a laissé un sillage toxique dans mon esprit : « Il avait à peu près l’âge de mon père ».
En inversant les rôles dans ma tête, et en pensant à ce que devait ressentir cette fille assise dehors : j’ai senti une boule se former au creux de ma gorge, ainsi qu’une vague de chaleur m’envahir. Sans que je m’en rende compte, les larmes montaient. Hors de question de les laisser couler “Laura, maîtrise-toi bon sang !”
Je n’ai pas réussi à le cacher au Sergent E‑M. qui m’a conseillé d’aller prendre l’air, mais je n’ai pas voulu. Je n’ai pas eu envie de montrer que ça m’avait atteint.
D’une part parce que c’était la première fois, et d’autre part à cause du stoïcisme et de la droiture que je me dois d’adopter en pareilles circonstances. Surtout lorsque je porte cet uniforme. Et, enfin, parce que je n’avais aucune envie que les personnes présentes pensent qu’une femme chez les pompiers n’a pas la même retenue émotionnelle, ou bien la même gestion mentale face aux difficultés de la vie, que ses collègues masculins.
Sur le chemin du retour, dans le VSAV, moins d’une minute suffira avant que mes collègues ne parviennent à me faire rire. C’est reparti !
Chez les pompiers, on ne laisse personne se noyer dans ses inquiétudes ou ses problèmes. Dès que quelqu’un donne l’impression de se retrancher sur lui-même (problèmes de vie privée, soucis professionnels…) et de couper le contact avec les autres, on s’en inquiète immédiatement. C’est vraiment une bonne chose. C’est très humain et cela évite une éventuelle contagion du blues.
En caserne, l’effet communauté accentue les émotions. La peur de se “déchirer” (de commettre une erreur), l’angoisse de ne pas satisfaire les attentes du niveau général de la caserne, comparer ses compétences aux autres chaque jour. Pour se faire accepter des autres pompiers plus expérimentés – surtout au début, pour les nouveaux arrivants – les sapeurs adoptent un comportement d’observation, de discrétion, de volontariat. En même temps, intrinsèquement, c’est ce que sous-entend la logique de la hiérarchie de l’armée : le dernier arrivé doit commencer son apprentissage “en bas de l’échelle” et être polyvalent. Oui, le sapeur est celui qui “ramasse” le plus, dit-on dans le jargon.
Quand quelque chose ne va pas, moralement, beaucoup n’hésitent pas à en parler. Ils ne le crient pas sur tous les toits, mais ils en parlent avec des collègues de confiance, ou avec des gradés avec qui ils ont des affinités. Il n’en reste pas moins qu’aux yeux de la plupart des « Brigadous », cacher son mal, ou en tout cas, en faire abstraction reste une réaction naturelle.
Cette logique de pensée interne découle justement de cette ambiance pouvant parfois être très compétitive entre pompiers en caserne. Celui ou celle qui se laissera aller, qui n’ira plus aux séances de sport, qui ne fera plus d’efforts lors des instructions ou des manœuvres ; celui ou celle qui abandonnera l’idée de ne pas en faire plus, en somme, ne sera pas vu d’un bon œil. Il risque de s’attirer le regard dubitatif des gradés… A la Brigade, la fainéantise n’a pas sa place ! Cette compétition en caserne – notamment dans le sport et les exercices de manœuvres – permet en fait de ne jamais faire retomber la volonté des sapeurs-pompiers de devenir meilleur : de transformer ses faiblesses en force. La mentalité parfois dure, particulière, mais formatrice de la Brigade permet une saine émulation, poussant chacun à donner son maximum.
À Saint-Maur, tout le monde s’observait : c’est un moyen pour les membres de la caserne de jauger et juger, le potentiel de chacun. Potentiel qui est en fait le miroir de la capacité à être efficace sur intervention, et donc, à être digne de confiance en tant que coéquipier (surtout lors des incendies). Cette efficacité, dans le jargon, on appelle ça “être gainé”. Si votre réputation vous précède et que vous êtes un pompier “gainé” et compétent (que ce soit dans le domaine théorique ou pratique), alors vous inspirez respect et admiration auprès de vos collègues.
À suivre...
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