ENTRETIEN — Colonel Joseph Dupré La Tour : « servir, commander et aimer »

Les rencontres d’ALLO DIX-HUIT — Le pas souvent pressé, l’allure toujours avenante, le colonel Dupré La Tour, âgé de 52 ans, est venu partager avec nous l’ampleur de son rôle de colonel adjoint auprès du général commandant la Brigade. Si la carrière de nos officiers est riche, c’est avec beaucoup d’humilité et un supplément d’âme peu commun qu’il nous a relaté son parcours et son activité actuelle.

CNE Flo­rian Loin­tier —  — Modi­fiée le 25 juillet 2024 à 08 h 24 

Mon colo­nel, com­ment un artilleur de mon­tagne arrive-t-il à la BSPP ?
J’avais choi­si l’artillerie de mon­tagne car le 93e RAM est le régi­ment où avait ser­vi mon grand-père mater­nel, héros fami­lial et figure de la Résis­tance. Un de mes cama­rades de pro­mo­tion ser­vait à la Bri­gade comme lieu­te­nant à Mas­sé­na. Il m’a invi­té à pas­ser un week-end chez lui pour voir ce qu’il fai­sait au quo­ti­dien. Je n’ai jamais vou­lu en repartir…

Et pour­tant, comme tout offi­cier de l’armée de Terre, vous avez ser­vi dans plu­sieurs bureaux, en dehors de la BSPP ?
J’ai effec­ti­ve­ment ser­vi huit ans en « admi­nis­tra­tion cen­trale », c’est-à-dire dans les bureaux pari­siens de l’EMAT et de la DRHAT (contrôle de ges­tion, finance et res­sources humaines). L’administration cen­trale ne fai­sait pas rêver l’officier de sapeurs-pom­piers que j’étais mais après-coup, j’estime que c’est un pas­sage très enri­chis­sant. Au-delà d’amis mili­taires que l’on peut s’y faire, on y apprend les tech­niques d’état-major, des méthodes de tra­vail, à décor­ti­quer des sujets com­plexes au pro­fit de chefs dont le temps est compté.

Des emplois for­ma­teurs ?
Tout-à-fait ! On apprend à tra­vailler avec, ou contre, des gens qui n’ont pas les mêmes objec­tifs ; c’est un monde moins can­dide que la com­pa­gnie d’incendie ou que l’état-major de grou­pe­ment… Il est impor­tant que, dans le par­cours de nos offi­ciers supé­rieurs, il y ait des affec­ta­tions en admi­nis­tra­tion cen­trale, pour ser­vir l’armée de Terre dans un pre­mier temps. Je rap­pelle que c’est l’armée de Terre qui forme les offi­ciers. Cela per­met de mieux ser­vir la Bri­gade dans un second temps.

Votre vécu opé­ra­tion­nel est riche. Quelles sont vos inter­ven­tions mar­quantes ?
En début de car­rière, j’ai eu la chance de ser­vir aux 26e et 10e com­pa­gnies, puis à l’état-major du 1er grou­pe­ment. Alors, bien sûr, il y a mon pre­mier feu de chef de garde, à Épi­nay-sur-Seine, avec une vieille dame mal­heu­reu­se­ment décé­dée dans son pavillon (je la revois encore vivante dans mes sou­ve­nirs…). Il y a bien enten­du les nom­breux feux sur la 26 et la 10, notam­ment le feu des EMGP à Auber­vil­liers, le soir de Sainte Barbe 1995 (38 grosses lances, une employée décé­dée). Plus tard, comme offi­cier PC du G1, je par­ti­cipe aus­si à des inter­ven­tions mar­quantes : le crash du Concorde ou le feu d’immeuble de la rue Frai­zier à Saint-Denis en qua­li­té d’OSG au G3 (sept morts dont cinq enfants, trente bles­sés). Enfin, comme colo­nel de garde, avec l’incendie de Notre-Dame. Bien enten­du, ces évè­ne­ments res­tent mar­qués dans ma mémoire comme des moments de stress, où il faut appli­quer le règle­ment intel­li­gem­ment en se concen­trant sur les prio­ri­tés, don­ner des ordres pour orga­ni­ser le désordre, obte­nir le meilleur de cha­cun. Est-ce que ce sont ces inter­ven­tions qui me mar­que­ront à jamais ? Pro­ba­ble­ment mais les inter­ven­tions de secours à vic­times peuvent être éga­le­ment très mar­quantes, quand elles témoignent de la bar­ba­rie humaine (ter­ro­risme bien sûr, mais aus­si meurtre, tor­ture…) ou quand les vic­times sont des enfants.

Un exemple en par­ti­cu­lier ?
Oui, je pense à une inter­ven­tion de secours à vic­time qui m’a pro­fon­dé­ment mar­qué, lorsque nous sommes inter­ve­nus au che­vet d’un capo­ral-chef de la 10e com­pa­gnie, com­pa­gnie que je com­man­dais, qui avait mis fin à ses jours en se jetant du haut de la tour d’instruction du CS Pan­tin… Toutes ces inter­ven­tions font mûrir très vite. Pour nos frères d’armes comme pour des incon­nus, l’on n’est pas là pour soi mais pour les autres. Ce goût du ser­vice, des autres, est ani­mé par ce trip­tyque : ser­vir, com­man­der et aimer.

“Mon capi­taine avait besoin de 4 heures de pirogue pour me rejoindre. Quelle chance ! Mais quelle responsabilité.”

Durant votre car­rière, vous avez été pro­je­té en MCD et en OPEX. Quels ensei­gne­ments ou quelles valeurs vou­driez-vous trans­mettre à un sapeur-pom­pier mili­taire de ces expé­riences ?
Je n’ai pas une grande expé­rience des pro­jec­tions mais j’ai ser­vi comme jeune chef de sec­tion pen­dant quatre mois en Guyane, et comme chef des équipes de liai­son en Afgha­nis­tan pen­dant trois mois. La pre­mière expé­rience était une belle école du com­man­de­ment : j’avais 23 ans, j’étais jeune lieu­te­nant à la tête de ma sec­tion (trente PAX) sur un poste le long du Maro­ni et mon capi­taine avait besoin de quatre heures de pirogue pour me rejoindre. Quelle chance !… Mais quelle res­pon­sa­bi­li­té. Je garde un sou­ve­nir inou­bliable de cette aven­ture humaine où, coin­cé entre le fleuve et la forêt, vous orga­ni­sez les jour­nées : vous faites des patrouilles, amé­na­gez le poste, faites de la pré­pa­ra­tion opé­ra­tion­nelle, chassez…En géné­ral, pour attra­per du gibier, il fal­lait mieux le com­man­der aux piro­guiers qui vous le rap­por­taient le len­de­main. J’espère que les sapeurs-pom­piers de Kou­rou sont de meilleurs chasseurs !

Et en Afgha­nis­tan ?
Cette deuxième expé­rience fut plus tar­dive : j’ai 38 ans et je pars comme lieu­te­nant-colo­nel à Kaboul. Là-bas, on me confie une équipe de 28 mili­taires, répar­tis en sept équipes de quatre, issus de dif­fé­rents pays de l’OTAN : Alle­magne, Ita­lie, Croa­tie, Grèce, Tur­quie, Irlande et France. Mes équipes sont déta­chées auprès des dif­fé­rentes auto­ri­tés afghanes (police, armée, ser­vices de ren­sei­gne­ment…) et sont char­gées de faire la liai­son entre les forces de l’OTAN et les forces afghanes, ain­si que du ren­sei­gne­ment de ter­rain. Il y a, à l’époque, des atten­tats qua­si quo­ti­diens à Kaboul, mais Dieu mer­ci, on n’en parle pas en France et ma femme ne s’inquiète pas inuti­le­ment. C’est abso­lu­ment pas­sion­nant : je sillonne la région de Kaboul tous les jours, allant par­fois assez loin de ma base, pour ren­con­trer des offi­ciers de l’armée et de la police afghanes. Si je devais don­ner un conseil aux sapeurs-pom­piers de Paris, c’est de ten­ter l’aventure de l’OPEX. C’est une for­mi­dable expé­rience pour un mili­taire : ser­vir son pays dans des contrées éloi­gnées, rele­ver de nou­veaux défis, sor­tir de la rou­tine quo­ti­dienne. Mais ce n’est pas facile à vivre pour le conjoint qui reste seul, par­fois avec les enfants…

En décembre 2019, vous êtes pas­sé de chef d’état-major à adjoint de la BSPP. Quelles sont vos pré­ro­ga­tives prin­ci­pales ?
Ce rôle d’adjoint du géné­ral com­man­dant la BSPP per­son­ni­fie celui qui est en place pour aider le géné­ral dans ses fonc­tions. À ce titre, je dois être en mesure de le repré­sen­ter pour cer­taines réunions, dans cer­tains grands chan­tiers. En outre, j’ai auto­ri­té sur trois enti­tés spé­ci­fiques de l’état-major : les rela­tions inter­na­tio­nales, le bureau pilo­tage audit contrôle (BPAC) et le bureau études et pros­pec­tives (BEP).
Concer­nant la pros­pec­tive, nous sommes à une période char­nière. Quelles vont être les grandes orien­ta­tions de ces pro­chains mois ?
Dans le monde tou­jours en ébul­li­tion de la pros­pec­tive, il est dif­fi­cile de dire si une période est plus char­nière qu’une autre, d’autant qu’il y a dif­fé­rents chan­tiers qui n’avancent pas tous au même rythme, et c’est nor­mal. La pros­pec­tive a un peu souf­fert de l’épidémie. Pour pros­pec­ter, il faut aus­si échan­ger, débattre… et cela n’est pas tou­jours pos­sible en visio­con­fé­rence. Un col­loque consa­cré à l’innovation devait avoir lieu en novembre 2020, il est repor­té au prin­temps 2021. Le bureau études-pros­pec­tive mène de nom­breux tra­vaux. Je peux vous par­ler de trois d’entre eux.

“J’espère être un second de cor­dée fidèle, digne de la confiance du général.”

Quels sont-ils ?
Tout d’abord, la bru­mi­sa­tion dipha­sique. C’est une inno­va­tion de rup­ture qui, si elle fonc­tionne, va avoir des consé­quences très impor­tantes. En rai­son de la Covid-19, des essais ont dû être repor­tés ou sont revus selon des modes allé­gés. Mais nous tra­vaillons d’arrache-pied avec les labo­ra­toires, les SDIS par­te­naires et l’industriel pour ne pas prendre trop de retard dans la réa­li­sa­tion du démonstrateur.

Quel autre pro­jet allez-vous mettre en avant ?
Les tra­vaux liés à la géo­lo­ca­li­sa­tion et à la com­mu­ni­ca­tion indoor. Là encore, un peu de ralen­tis­se­ment dû à la pan­dé­mie, mais rien d’alarmant. Ce sont des tra­vaux que nous menons avec des par­te­naires du Minis­tère des Armées.

Et enfin…
Enfin, l’expérimentation des vec­teurs télé-opé­rés, qui est davan­tage une adap­ta­tion qu’une inno­va­tion, est bien­tôt ter­mi­née. La mise en ser­vice opé­ra­tion­nel aura lieu à l’été 2021 même s’il y aura tou­jours des pro­grès tech­no­lo­giques à prendre en compte car ces outils aug­mentent conti­nuel­le­ment leurs capa­ci­tés.
(ndlr : vous pou­vez retrou­ver tous ces sujets dans notre dos­sier du numé­ro de sep­tembre 2020)

Le BPAC est un bureau peu connu et qui est sous votre res­pon­sa­bi­li­té…
Le BPAC est un bureau aux mis­sions très inté­res­santes : pilo­tage, audit et contrôle. C’est un peu la tour de contrôle de l’état-major qui donne au géné­ral des infor­ma­tions capi­tales, syn­thé­tiques et conso­li­dées, à tra­vers le tableau de bord men­suel et toute une comi­to­lo­gie. Ce bureau exporte éga­le­ment un cer­tain nombre d’informations vers la PP ou la DGSCGC. Enfin, il est char­gé d’organiser les ins­pec­tions que mène le géné­ral (ou son adjoint) et effec­tue, à la demande du géné­ral, des audits sur des sujets donnés.

Quelles rela­tions entre­te­nez-vous avec le géné­ral com­man­dant la BSPP ?
Nous nous connais­sons et nous appré­cions depuis 1994 et je pense pou­voir dire que la confiance est tota­le­ment par­ta­gée. Confiance et fidé­li­té ont la même éty­mo­lo­gie latine, « fides », la foi. Je crois qu’à ce niveau de res­pon­sa­bi­li­té et de ser­vice, il faut par­ta­ger la même foi dans l’institution et dans ses hommes pour que le binôme « chef-adjoint » fonc­tionne bien. Pour reprendre l’image de l’artilleur de mon­tagne que je fus, j’espère être un second de cor­dée fidèle et digne de la confiance du général.


Anecdote de mon OPEX à Kaboul

Je passe une nuit en sur­veillance sur le toit d’une mai­son avec un chef local du NDS (ser­vice de ren­sei­gne­ment) pour ten­ter d’attraper un tali­ban recherché.

On a mon­té cette opé­ra­tion pen­dant trois jours et je suis hyper atten­tif. Vers 2 heures du matin, dans le silence de la nuit afghane, je per­çois un bruit de moteur… Je suis sur mes gardes…. Non, il s’agit juste des ron­fle­ments du chef du NDS !

Retour en haut