HISTOIRE - « Dans trois minutes c’est le baptême du feu ! »

Harry Couvin
4 mars 2022
Damien Gre­nèche —  — Modi­fiée le 25 juillet 2024 à 20 h 44 

Histoire – Caves à fumée sans appareil respiratoire isolant, gymnastique rustique et service au théâtre, à l’occasion des cinquante ans des groupements, nous avons imaginé cette fiction en nous inspirant de plusieurs reportages d’époque. Plongez dans ce récit de la vie des sapeurs de l’entre-deux guerres, livré par les archives de la Brigade.

“Presque deux mille. Deux mille sau­ve­teurs, char­gés de défendre Paris. Bien mal connus d’une popu­la­tion qui sait confu­sé­ment qu’elle nous doit beau­coup de sa quié­tude. Guer­riers paci­fiques, tou­jours prêts à com­battre, de jour comme de nuit. Nos enne­mis sont le feu qui dévore les immeubles en quelques minutes, l’eau res­pon­sable d’inondations et de noyades, le gaz, poi­son invi­sible, l’électricité aus­si dan­ge­reuse que la foudre, l’obus ou la bombe qui peut bles­ser, tuer, détruire en un instant. »

Petit gar­çon, ma pre­mière image des pom­piers de Paris m’est appa­rue en 1916 chez moi à Reims. Avec une force et un cou­rage inouï, ils sont venus éteindre les incen­dies autour de la cathé­drale. Ins­tan­ta­né­ment, j’ai été atti­ré. Ce métier, je l’ai choi­si dans un seul but : por­ter secours, même au péril de ma vie. Voi­là ce qu’enseigne cette école du cou­rage qu’est le Régi­ment. Cepen­dant, pour être sapeur-pom­pier de Paris, il faut plus que la voca­tion. J’avais gar­dé pré­cieu­se­ment une annonce du colo­nel Pou­de­roux de 1926, parue dans Le cour­rier de la Cham­pagne qui pro­met­tait « une solde bien supé­rieure aux autres corps de troupe, un ordi­naire sain et abon­dant, un cou­chage confor­table et un caser­ne­ment irréprochable ».

Je me pré­sente à la caserne Port-Royal pour la visite médi­cale. Devant moi, d’autres can­di­dats. Quinze jeunes gens se désha­billent et attendent silen­cieu­se­ment l’annonce de leur nom. Le méde­cin-chef Voi­sard m’appelle.
— Quel est ton métier civil ?
— Cou­vreur, mon­sieur.
— Et tu as été malade quand tu étais petit ?
— La rou­geole seule­ment, à huit ans.
Ce spé­cia­liste est capable, après vingt ans de car­rière, de déce­ler, en un coup d’œil, les ano­ma­lies de consti­tu­tion, les pau­vre­tés d’un corps, la san­té d’un indi­vi­du. La tenue du buste, le teint du visage et le regard sont autant d’indices. Cette visite pré­li­mi­naire est impor­tante, elle doit déter­mi­ner les capa­ci­tés de résis­tance aux futures dif­fi­cul­tés du métier. D’une signa­ture, il peut mettre fin à mon rêve d’intégrer les rangs du Régi­ment. Ce gars devant moi, à l’apparence pour­tant ath­lé­tique, a été refu­sé pour une simple défor­ma­tion de cloi­son nasale… Lui, qui se van­tait d’avoir fait de la boxe.

Même chose pour cet autre type qui me suit. J’ai enten­du dire qu’il res­pi­rait bien mal. Moi, j’ai les pou­mons intacts, une res­pi­ra­tion par­faite, un cœur qui bat bien et des muscles déjà déve­lop­pés. Pas suf­fi­sam­ment, appa­rem­ment, mais la gym­nas­tique va remé­dier à tout cela. Sur les quinze, nous ne sommes que deux rete­nus. Il faut un corps robuste pour cette uni­té d’élite. Ensuite, un ser­gent infir­mier vient me pas­ser à la toise. On m’ordonne d’aspirer et d’expirer.
— 1m65. 63kg. 90.86.
On me passe un étrange cercle pneu­ma­tique autour du bras.
— Ten­sion bonne. Voyons ce que cela donne après la course.
Ain­si, je me lance à l’assaut des quatre der­niers étages du bâti­ment et les redes­cends à toute hâte, puis je reviens vers le méde­cin. On mesure à nou­veau ma ten­sion, on m’osculte…

On m’ordonne de plon­ger la tête sous l’eau jusqu’à ce que je ne puisse plus rete­nir mon souffle.

Le méde­cin m’amène devant une bas­sine d’eau. Non point pour me rafraî­chir. On m’ordonne de plon­ger la tête sous l’eau jusqu’à ce que je ne puisse plus rete­nir mon souffle. Je remonte. 1 minute 40. Puis on me pré­sente le spi­ro­mètre, je souffle dedans quatre litres d’air. Pour finir, je passe der­nière un écran noir. Le radio­logue est là pour véri­fier que je n’ai pas de vieilles cica­trices igno­rées. Chez les sapeurs-pom­piers, les apti­tudes phy­siques doivent être excep­tion­nelles. On visite mes yeux, ma gorge, mon nez. C’est bon. Les méde­cins pensent que j’ai les capa­ci­tés pour sup­por­ter le feu, la fumée, l’eau et la fatigue.

Quelques jours plus tard, je me retrouve, fraî­che­ment et de bon matin, en tenue légère exé­cu­tant les ordres du capi­taine-ins­truc­teur : « à terre, mains en avant, flexion sur les bras » sous le préau de la caserne Sévi­gné. Les moni­teurs y éduquent nos muscles et nos nerfs. Ces entraî­ne­ments quo­ti­diens sont cen­sés déve­lop­per en nous une forme ath­lé­tique impec­cable. Le capi­taine Ragaine, qui dirige la leçon au sif­flet, recom­mande une répar­ti­tion égale de force et de sou­plesse. Cela ne sert à rien d’être trop mus­clé. « Mes­sieurs, la gym­nas­tique doit être quo­ti­dienne, comme la toi­lette, et elle doit s’adresser à toutes les par­ties du corps ». Mes cama­rades s’élancent, telle une vague, à tra­vers le por­tique, sans l’ombre d’une indé­ci­sion, puis ils sautent dans le bac à gra­vier avant de remon­ter par les échelles de cordes nouées. On nous assure que ces exer­cices sont là pour déve­lop­per nos réflexes. En dis­cu­tant avec le plus vieux capo­ral de la com­pa­gnie, je me rends compte du tra­vail à effec­tuer. Il a les bras d’un pugi­liste, les jambes d’un cou­reur et se déplace tel un chat sur les agrès de gym­nas­tique. Voi­là un modèle. Comme le capo­ral Thi­bault. Son assi­dui­té à res­pec­ter les consignes est décon­cer­tante ; car me dit-il « on ignore quel effort le pro­chain feu nous impo­se­ra, il faut savoir s’adapter immé­dia­te­ment au dan­ger ». Voi­là main­te­nant qu’il se met à che­val sur la poutre et se réta­blit par un équi­libre en force. À la fin de cet exer­cice, je m’approche d’un tableau où figure le nom de mes cama­rades. Sous le mien est écrit « jambes à déve­lop­per, vaincre la peur du vide ». C’est vrai, j’ai peur. Demain, nous esca­la­de­rons le mur à rai­nures, affec­tueu­se­ment sur­nom­mé « pia­no ». Mes doigts n’ont pas encore goû­té à cette souffrance.

Séance de gym­nas­tique au centre de secours de Sévigné

Aujourd’hui, on m’envoie au poste de l’avenue Par­men­tier. Poste qui dépend de la 11e com­pa­gnie. Nous arri­vons en camion. Devant les quatre portes de remise, sur la façade, est écrit « poste de pompe à vapeur », rap­pe­lant l’époque où les che­vaux tiraient nos voi­tures. Je sonne. Un bruit de ser­rure et je rentre par une porte dans la remise, accom­pa­gné d’un ser­gent. Quatre voi­tures rouges sont garées. Sur une éta­gère le long du mur, une ran­gée de casques en cuivre ali­gnés. Il me pré­sente une petite auto et me dit : « voyez, un simple moteur de 12 CV, à l’arrière un réser­voir, une tonne d’eau, en réa­li­té 300 litres, c’est la pre­mière voi­ture qui part à l’annonce d’un incen­die ». La visite conti­nue. « À côté, vous avez un four­gon-pompe et son impor­tant maté­riel. Son débit horaire est de 300 m³ et sa pompe peut ali­men­ter six grosses lances ou 24 petites. On monte à dix dedans. » Il me regarde fixe­ment et me dit : « toi, tu as l’air cos­taud, pas comme le der­nier arri­vé. Sais-tu que pour une grosse lance il faut trois gars pour résis­ter à douze kilos de pres­sion ? ». Puis je découvre dans les coffres du four­gon tout un atti­rail. Le maté­riel de secours, une bou­teille de car­bo­gène pour rame­ner à la vie les asphyxiés, et l’étrange appa­reil de réani­ma­tion Pan­is ; ou encore un masque en cuivre pour les recon­nais­sances en milieu enfu­mé. Dans le fond de la remise, des crics de toute taille. « C’est pour les acci­dents de la rue ou quand un métro se trompe de voie, avec ça on lève tout plus facilement ».

Puis mes jambes se mettent à trem­bler devant la grande échelle. On me pro­met d’assister à la manœuvre de la journée.

Dans les chambres, un homme me désigne un lit en fer. « V’la vot’ place, la paillasse est moel­leuse ». Je vois des armes, des fusils au-des­sus des lits. Pour­quoi ? Nous sommes mili­taires. Des exer­cices sont pré­vus. Ma cham­brée est déjà rom­pue au demi-tour-droite sur les pavés de la cour. Puis, une cloche sonne « le jus ». Une copieuse tasse de café au lait nous attend au réfec­toire. Une fois ava­lée, on m’appelle pour la cor­vée de patates. D’autres sont dési­gnés pour aller cher­cher des crois­sants et des pains chez le bou­lan­ger, du lait et des œufs chez la cré­mière. Ceux qui ne sont pas de cor­vées vont balayer les quar­tiers et dége­ler les tuyaux. Ces der­niers sont entas­sés au milieu de la cour, enrou­lés, cou­verts de boue et dur­cis comme le bois par la gelée. Je les regarde. Il faut les dérou­ler, les laver, les bros­ser, les rin­cer à grandes eaux et les por­ter en haut de la tour de séchage. Pour finir, un feu est allu­mé en bas pour débu­ter le séchage. Pour­quoi ? Pour évi­ter qu’ils pour­rissent. Je com­prends main­te­nant pour­quoi cer­tains ont des cre­vasses aux mains.

À 9 h 30, le clai­ron sonne la soupe. Les hommes s’attablent sur des bancs de bois. L’odeur du pain frais et la cha­leur du poêle me récon­fortent. À l’entrée du réfec­toire est écrit le menu : « salade, rôti de porc, pommes purée, fro­mage ». Heu­reux de ce copieux repas, un sapeur me lance : « et attends, le dimanche c’est des côte­lettes, des frites et deux des­serts ! ».

Sou­dain, une autre son­ne­rie que je ne connais pas se déclenche. Les hommes laissent tom­ber leurs cuillères et aban­donnent leurs repas. Devant mon regard inquiet, il me rétorque : « pas grave, ils le fini­ront demain matin ». Cer­tains fument la ciga­rette, moi je remonte dans ma chambre. 10 h 30, il est l’heure de s’habiller pour le défi­lé de la garde. On pro­cède chaque matin à l’appel des morts au feu. C’est un hom­mage aux héros du Régi­ment. C’est éga­le­ment l’heure du chan­ge­ment de ser­vice. Des cama­rades reviennent de leur ser­vice au théâtre et racontent leur folle soi­rée, certes depuis les cou­lisses mais au milieu des jeunes dan­seuses. Quinze minutes plus tard, on pro­cède à l’appel devant les voi­tures et à la revue du maté­riel. Bien­tôt midi, il est temps de jouer au petit sol­dat. Lors de la revue d’armes, on s’exerce avec le fusil-baïonnette.

Une chambre du début du siècle dernier

Vers 13 h 30, le ser­gent de semaine ins­pecte nos chambres. Puis, on nous appelle pour la manœuvre du feu. Nous sommes tous concer­nés. Tan­dis que cer­tains simulent un sau­ve­tage, moi je patiente au pied de la grande échelle. Un sapeur attend déjà, au der­nier éche­lon, l’ordre de redes­cendre. Chose faite, il m’assure avoir vu les tours de Notre-Dame. Quel men­teur ! Je monte dif­fi­ci­le­ment et m’arrête à mi-che­min. J’y aper­çois les cama­rades sur les toits en atten­dant ceux qui grimpent encore par les gout­tières. La pro­chaine fois, c’est mon tour. Je dois recher­cher l’assurance dans l’équilibre pour m’habituer aux sau­ve­tages sans me sou­cier du vide.

Le len­de­main matin, je suis de garde au poste de télé­phone avec le sapeur-sta­tion­naire. Je suis res­té à l’écoute plus de trois heures sans rien entendre. Pen­dant ce temps, mon binôme m’explique ce que repré­sente le tableau qui nous fait face. Il s’agit du plan de sec­teur. Des lettres rouges indiquent les bâti­ments impor­tants et les lettres noires les aver­tis­seurs publics. Deux postes de récep­tion, à droite et à gauche, avec les stan­dards « ville », « caserne » et « état-major ». Enfin le télé­phone sonne. Une femme crie « le feu, y a le feu ». Je me jette sur un écou­teur et retrans­crit la fré­quence morse : « A. C. » ; ceci cor­res­pond à l’avertisseur de la rue de la Roquette au n°168. Le sapeur appuie sur un bou­ton et cela déclenche la son­ne­rie du pre­mier-secours dans toute la caserne. Par­tis en moins de deux minutes, les voi­là reve­nus cinq minutes plus tard. Quand je demande si à chaque fois c’est pour un feu, le sta­tion­naire me répond : « un jour, j’ai fait par­tir trois fois gra­tui­te­ment les secours. Un ivrogne s’amusait avec sa canne ».

« Couche-toi par terre, le nouveau ! »,

Le ser­gent nous conduit vers la cave à fumée où, depuis une porte, sort une épaisse fumée noire et jaune. Il donne ses consignes « entrez, vous le grand blond vous avez tenu 3 min, c’est 4 aujourd’hui, le petit là-bas, c’est la deuxième fois, alors c’est deux minutes. Les débu­tants c’est 30 secondes, le mini­mum exigé ».

Je tousse, je suf­foque. Tous rient. « Couche-toi par terre, le nou­veau ! », me dit-on. Effec­ti­ve­ment, je sens enfin l’air frais. Mais ça me pique. Je sors en cou­rant. « 55 secondes, pour un début c’est pas mal ».

Après un court repos, c’est la manœuvre de l’échelle à cro­chets, celle où l’on grimpe à la seule force des poi­gnets, celle qu’il faut tenir à bout de bras dans les airs. Je n’y arrive pas. On me fait recom­men­cer dix fois.

En milieu de jour­née, après l’instruction, j’apprends que la pre­mière chose à connaître c’est com­ment une mai­son est construite pour « ne pas bête­ment arro­ser la toi­ture alors que la poutre maî­tresse car­bo­nise au rez-de chaussée ».

Neuf semaines plus tard, le « bleu » a réus­si toutes ces épreuves du quo­ti­dien et je suis fina­le­ment sacré « sapeur ». J’attends impa­tiem­ment l’heure du feu. Une heure que seul le des­tin peut connaître. On m’explique que le feu éclate bien sou­vent le soir, je retourne donc à ma chambre. Puis un bruit stri­dent sur­vient, les hommes se lancent vers l’escalier qu’ils des­cendent quatre à quatre, d’autres vers les mâts de des­cente où ils atter­rissent mira­cu­leu­se­ment dans les remises aux pieds des camions. Entraî­né par le flot, je me retourne machi­na­le­ment assis sur la ban­quette du four­gon. L’excitation monte. Les portes s’ouvrent, nous par­tons à toute allure. Les lumières des rues font scin­tiller nos casques par inter­mit­tence, la corne sonne, deux notes sourdes qui viennent arrê­ter le temps. Dans trois minutes c’est le bap­tême du feu !


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