HISTOIRE — 6 février 1934 : Les pompiers entre le pouvoir et le peuple

Didier Sapaut —  — Modi­fiée le 8 février 2024 à 04 h 27 

Histoire — 6 février 1934, 18 heures : la foule commence à se rassembler place de la Concorde, avec l’idée d’entrer dans l’Assemblée Nationale. Depuis le matin, des affiches placardées partout dans Paris appellent à une grande manifestation. Les pompiers se retrouvent en première ligne…

Le gou­ver­ne­ment a démis­sion­né. Un nou­veau gou­ver­ne­ment se pré­sente cet après-midi du 6 février devant la Chambre des dépu­tés (ancien nom de l’Assemblée Natio­nale). Le mot d’ordre de la mani­fes­ta­tion est de dénon­cer les scan­dales, et pour cer­tains par­ti­ci­pants, d’envahir le Palais Bour­bon. La mani­fes­ta­tion qui va com­men­cer sera la plus meur­trière des mani­fes­ta­tions pari­siennes, avant les grands ras­sem­ble­ments de la fin de la guerre d’Algérie en 1961 – 62. Dix-sept mani­fes­tants et un Garde répu­bli­cain sont morts cette nuit-là, aux­quels il faut ajou­ter des cen­taines de blessés.

Quel fut le rôle des pom­piers de Paris pen­dant cette nuit tra­gique ? Le détail nous en est révé­lé non seule­ment par les tra­di­tion­nels rap­ports d’interventions, mais aus­si par les dépo­si­tions faites devant la com­mis­sion d’enquête par­le­men­taire, mise en place par les dépu­tés pour détailler, a pos­te­rio­ri, le dérou­le­ment des évè­ne­ments et les res­pon­sa­bi­li­tés de cha­cun. Ces témoi­gnages nous montrent l’ampleur des mani­fes­ta­tions, l’importance de l’engagement du Régi­ment, mais aus­si les dan­gers encou­rus par les pom­piers durant les interventions.

Au cœur de l’émeute : place de la Concorde. L’objectif des mani­fes­tants est d’envahir le Palais Bour­bon au moment où les dépu­tés vont voter la confiance au nou­veau gou­ver­ne­ment. Un pre­mier cor­tège, venu des Grands Bou­le­vards, débouche sur la place par la rue Royale. Un deuxième cor­tège remonte le bou­le­vard Saint-Ger­main et se trouve blo­qué rue de Bour­gogne, à l’arrière de l’Assemblée. Un troi­sième cor­tège part, un peu plus tard, du rond-point des Champs-Ely­sées et se dirige vers la place.

Pour défendre la Chambre des dépu­tés, la police a éta­bli un solide bar­rage sur le pont de la Concorde. C’est ce bar­rage que les mani­fes­tants vont atta­quer inlas­sa­ble­ment toute la soi­rée, à coups de pro­jec­tiles, puis en allu­mant des feux. Ils sont, dans un pre­mier temps, repous­sés… sans cesse par les poli­ciers et des charges de la Garde répu­bli­caine à cheval.

Regar­dez le docu­men­taire de Didier Sapaut et Cédric Gruat

Vers 19 heures, la police fait appel aux pom­piers pour mettre les lances en bat­te­rie face aux mani­fes­tants. Cette demande n’est pas excep­tion­nelle, l’appel aux pom­piers en ren­fort de la police est docu­men­té dès le XIXe siècle et se pro­duit régu­liè­re­ment, par exemple lors de la grande mani­fes­ta­tion du 1ᵉʳ mai 1919.

Pour la suite des évè­ne­ments, don­nons la parole au capi­taine Féger, com­man­dant la 4ᵉ com­pa­gnie : « Sur ordre de M. Mar­chand, direc­teur de la police muni­ci­pale, nous avons éta­bli deux grosses lances au débou­ché du pont sur la place de la Concorde. Le four­gon pompe était en refou­le­ment sur la bouche n° 62, 33 quai d’Orsay. Les éta­blis­se­ments sui­vaient le trot­toir du pont.

Vers 19 h 30, sur une forte pous­sée de la foule, les deux lances manœu­vrèrent sur les mani­fes­tants cou­vrant un repli des forces de police. Prises de flanc, les deux lances ne furent bien­tôt plus d’aucune uti­li­té. Les assaillants, cou­pant les tuyaux, tirant des coups de révol­ver, frap­pèrent les porte-lances. Ceux-ci se replièrent pen­dant une charge des gardes. Une lance et la moi­tié d’un gros tuyau dis­pa­rurent. Une grosse lance et deux petites rem­pla­cèrent les pre­miers établissements.

Vers 22 h 30, une puis­sante vague de mani­fes­tants arri­va jusqu’à l’entrée du pont. Elle fut main­te­nue un court moment par les forces de police mais, cédant du ter­rain, les trois lances inter­vinrent pour la seconde fois. »

Les sapeurs-pom­piers subissent un troi­sième assaut vers minuit mais n’ouvrirent pas les lances, le sol ren­du glis­sant par l’eau deve­nant dan­ge­reux pour les che­vaux de la Garde. L’intervention des hommes de Colom­bier se ter­mine vers une heure du matin. Les onze sapeurs et gra­dés enga­gés ont tous été atteints et bles­sés par les pro­jec­tiles lan­cés par les mani­fes­tants. Une grosse lance a dis­pa­ru, les tuyaux ont été crevés.

De nom­breuses pho­tos et films d’actualité ont été pris durant ces évè­ne­ments. Une des pho­tos les plus connues de cette mani­fes­ta­tion est celle d’un auto­bus en flammes au milieu de la place de la Concorde. Vers 19 h, les mani­fes­tants arrêtent cet auto­bus, en font des­cendre les pas­sa­gers et y mettent le feu. L’intervention des hommes de Saint-Hono­ré sera périlleuse.

Pen­dant ce temps-là, de l’autre côté de la place, les secours venus de Blanche, Saint-Hono­ré et Cham­per­ret inter­ve­naient à 20 h 20 pour un incen­die au minis­tère de la Marine. Arri­vés sur les lieux, les pom­piers sont atta­qués par les mani­fes­tants qui leur lancent pavés et plaques de fonte. Les vitres des pare-brises du four­gon pompe et du pre­mier secours sont bri­sées, les phares arra­chés, les tuyaux volés du dévi­doir arrière. Cinq hommes sont bles­sés ou contu­sion­nés. Aidés par les marins conduits par l’officier géné­ral de per­ma­nence, le vice-ami­ral Fran­çois Dar­lan, les pom­piers maî­trisent l’incendie vers 22 heures.

Le capi­taine Ran­don, com­man­dant la 7ᵉ com­pa­gnie, témoigne devant la com­mis­sion d’enquête par­le­men­taire : « le four­gon pompe était pas­sé par la rue de Rivo­li. À l’angle de la rue Saint-Flo­ren­tin, il fut arrê­té par des mani­fes­tants qui le cri­blèrent de divers pro­jec­tiles. Des bris de glace ont bles­sé l’adjudant et un capo­ral. En ce qui concerne le véhi­cule de la rue Blanche, les mani­fes­tants nous ont assaillis à coups de pro­jec­tiles et nous avons même reçu des coups de révol­ver. Le Pré­sident : « com­bien avez-vous essuyé de coups de feu ? » Ran­don : « une demi-dou­zaine. Mes hommes ont enten­du net­te­ment l’éclat des coups, ils n’ont pas été atteints, mais il y a eu des traces de balles sur la voi­ture ». En 1934, seize ans après la fin de la guerre de 14 – 18, de nom­breux pom­piers étaient anciens com­bat­tants et savaient donc par­fai­te­ment recon­naître les armes à leur déto­na­tion. La mani­fes­ta­tion pren­dra fin vers 2 heures du matin, après de vio­lentes charges des gardes à che­val qui fini­ront de dis­per­ser les manifestants.

Les assaillants, cou­pant les tuyaux, tirant des coups de révol­ver, frap­pèrent les porte-lances. 

Ailleurs dans Paris. Au même moment, d’autres cor­tèges de mani­fes­tants par­courent Paris. L’agitation débute vers 18 heures aux alen­tours de l’Hôtel de Ville avec des mani­fes­tants qui se dirigent vers Châ­te­let et remontent ensuite le bou­le­vard de Sébas­to­pol. Les secours de Sévi­gné, Rous­seau et Châ­teau d’Eau inter­viennent sur un camion et des auto­mo­biles en feu, des kiosques à jour­naux ren­ver­sés et incen­diés et sur­tout des feux de réver­bères.
Ces réver­bères étaient en effet ali­men­tés au gaz (les fameux « becs de gaz »). Bri­sés par les mani­fes­tants, des jets de gaz enflam­més s’en échappent. Lors d’une extinc­tion de ces becs de gaz au coin du bou­le­vard Sébas­to­pol et de la rue Ram­bu­teau, les mani­fes­tants s’en prennent aux engins de Rous­seau qui sont dété­rio­rés et les tuyaux coupés.

La défense des pou­voirs publics. L’inquiétude crois­sante du gou­ver­ne­ment devant la mul­ti­pli­ci­té des lieux de mani­fes­ta­tions et les vio­lences gran­dis­santes, le décide à faire appel à des uni­tés mili­taires qui com­mencent à conver­ger vers Paris dans le cou­rant de la nuit du 6 au 7 février. Elles entre­ront dans Paris dans la mati­née du 7.
Sans attendre, le ministre de l’Intérieur demande au Régi­ment de par­ti­ci­per à la défense du péri­mètre Ély­sée-Beau­vau (Pré­si­dence de la Répu­blique et minis­tère de l’Intérieur). À 17 h 30, le colo­nel Islert, com­man­dant le Régi­ment, se rend per­son­nel­le­ment place Beau­vau pour super­vi­ser la mise en place d’un déta­che­ment de pro­tec­tion et de l’Auto pompe de grande puis­sance (APGP) de Gre­nelle. Trois lances de 35 mm sont éta­blies, l’une dans l’axe de la rue de Miro­mes­nil, l’autre dans l’axe de l’avenue de Mari­gny, la der­nière dans celui de la rue du Fau­bourg Saint-Hono­ré, pour conte­nir l’arrivée d’éventuels mani­fes­tants. Ce ser­vice de pro­tec­tion, où se suc­cèdent en relève les APGP de Lan­don, Cham­per­ret, Mont­martre et Plai­sance, va durer jusqu’au 12 février.

Le four­gon pompe de Malar est éga­le­ment posi­tion­né dans les jar­dins du Palais Bour­bon pour défendre la Chambre des dépu­tés contre d’éventuels enva­his­seurs et y res­te­ra jusqu’au len­de­main 7 février. D’autres mani­fes­ta­tions, moins vio­lentes, se suc­cèdent jusqu’au 12 février, néces­si­tant de nou­velles mobi­li­sa­tions des sapeurs-pompiers.


ITINÉRAIRE — Le colo­nel Féger racon­té par son fils Philippe

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