ARRÊT CARDIAQUE (3) — Algorithmes, intelligence artificielle et autres start-ups

 — Modi­fiée le 11 avril 2024 à 03 h 46 

Grands formats — Une fois de plus, le délai de prise en charge de l’arrêt cardio-respiratoire (ACR) est un facteur décisif pour la survie de la victime. Un défi permanent que le Bureau études et prospective (BEP) de la Brigade de sapeurs-pompiers de Paris relève pour trouver de nouvelles solutions toujours plus efficaces.

Aujourd’hui, le délai moyen de pré­sen­ta­tion des sapeurs-pom­piers de Paris est de neuf minutes, ce qui, en l’absence d’une pre­mière prise en charge par un témoin, entraîne une pro­ba­bi­li­té de sur­vie de 10 % à l’arrivée des secours, pour une sur­vie effec­tive de seule­ment 3 %. Face à cette impor­tance consta­tée de l’ACR dans nos inter­ven­tions et dans l’analyse des don­nées sani­taires, data-science inno­va­tion en elle-même, les Bureaux méde­cine d’urgence (BMU) et études pros­pec­tive (BEP) ont mené une réflexion ayant pour but d’optimiser la prise en charge de cette patho­lo­gie et donc, d’en aug­men­ter les chances de sur­vie qui en découlent. Il est ici cru­cial de rap­pe­ler qu’une détec­tion effi­cace, un envoi rapide des secours et la réa­li­sa­tion pré­coce des gestes de réani­ma­tion sont autant de fac­teurs pri­mor­diaux, puisque chaque minute gagnée repré­sente 10 % de chance de sur­vie sup­plé­men­taires pour la victime.

Tout en rédui­sant au maxi­mum les temps de tra­jet, la BSPP a cher­ché à mieux iden­ti­fier les appels pour ACR dans le flot des appels quo­ti­diens. Avec l’avènement de l’Intelligence arti­fi­cielle (IA) et les nom­breuses pers­pec­tives qu’elle offre, cette démarche a abou­ti au déve­lop­pe­ment du pro­jet Intui­tion ayant pour objec­tif la détec­tion auto­ma­tique de l’arrêt car­dio-res­pi­ra­toire.
L’objectif est de déve­lop­per un algo­rithme pou­vant détec­ter en moins de quinze secondes un appel pour ACR et le pas­ser alors en priorité.

Le déclen­che­ment d’une alerte de détec­tion confir­mée per­met­tra ain­si à l’opérateur de faire débu­ter un mas­sage car­diaque gui­dé par télé­phone en moins d’une minute, com­pa­ra­ti­ve­ment aux 2’30 en moyenne sans assis­tance de l’IA. Conçu en col­la­bo­ra­tion avec le BMU et les ingé­nieurs-infor­ma­ti­ciens d’une start-up fran­çaise, l’algorithme exploi­te­ra le prin­cipe de deep lear­ning (ou appren­tis­sage pro­fond) en construi­sant un modèle pré­dic­tif à par­tir de l’analyse de trois bases de don­nées com­pre­nant plus de 10 000 appels enre­gis­trés au cours des quinze der­nières années. L’IA éva­lue fine­ment les enre­gis­tre­ments sur divers para­mètres tels que le bruit envi­ron­nant, le ton de la voix, la res­pi­ra­tion et le voca­bu­laire employé par le requé­rant. L’algorithme sera ain­si capable de détec­ter les signes carac­té­ris­tiques d’un appel urgent et d’indiquer une pro­ba­bi­li­té d’arrêt car­dio-res­pi­ra­toire à l’opérateur. Le codage fina­li­sé par l’entreprise, l’interface sera livrée et tes­tée par la BSPP ce printemps.

L’algorithme sera capable de détec­ter
les signes carac­té­ris­tiques d’un appel urgent et d’indiquer un ACR à l’opérateur

Une autre piste explo­rée est celle de la livrai­son par drone auto­nome d’un Défi­bril­la­teur auto­ma­tique externe (DAE) sur les lieux afin d’accélérer, ici, le délai avant le pre­mier choc déli­vré. Cette don­née est éga­le­ment très impor­tante pour la sur­vie de la vic­time. Ce pro­jet Libel­lule est aus­si déve­lop­pé avec une entre­prise fran­çaise et a été concré­ti­sé par une pre­mière en fin d’année 2022 avec le vol auto­nome d’un drone livreur de bouée de sau­ve­tage au-des­sus de la Seine. Quelques ajus­te­ments sont encore à réa­li­ser pour rendre ce sys­tème plei­ne­ment auto­nome, notam­ment dans la phase finale de son inter­ven­tion. Mais ce pro­jet n’est rien sans l’aide du Bon Sama­ri­tain, citoyen-sau­ve­teur, bonne âme for­mée aux gestes qui sauvent (voir entre­tien page 42).

En effet, une autre inno­va­tion consiste à mettre en syner­gie l’ensemble des acteurs de la chaîne des secours, du requé­rant aux sapeurs-pom­piers. Pour ce faire, le lien se fait avec l’application Staying Alive qui recense et oriente un secou­riste proche pour effec­tuer les pre­miers gestes de réani­ma­tion et ins­tal­ler le DAE en atten­dant l’arrivée des secours. Si les drones aujourd’hui ne sont pas encore opé­ra­tion­nels, la mai­rie de Paris, accom­pa­gnée par le BEP, déploie le dis­po­si­tif Géo­coeur afin de signa­ler effi­ca­ce­ment au secou­riste l’emplacement d’un DAE.

Le déploie­ment de ces dif­fé­rents sys­tèmes fera l’objet d’un sui­vi par­ti­cu­lier afin de déter­mi­ner avec pré­ci­sion leur impact réel sur le dérou­le­ment opé­ra­tion­nel et l’issue des inter­ven­tions pour ACR au quo­ti­dien.
Le gain d’efficacité, que pour­ront offrir ces solu­tions inno­vantes, repré­sente des cen­taines de vie sau­vées par an sur le sec­teur Bri­gade uni­que­ment.
L’aboutissement de ces solu­tions posi­tion­ne­ra la BSPP en pré­cur­seur de l’innovation dans le domaine des secours, avant d’en élar­gir le poten­tiel sur une plus grande échelle

Géo­cœur, c’est quoi ?

Fré­dé­ric Ley­bold : Géo­coeur est un pan­neau connec­té qui s’installe au-des­sus du défi­bril­la­teur. Il va aler­ter les pas­sants au sujet d’un arrêt car­diaque qui a lieu à proxi­mi­té, grâce à une connexion avec les ser­vices de secours.

On a fait cela, car il y a une inadé­qua­tion entre le nombre de défi­bril­la­teurs et leur taux d’utilisation. Il y a 500 000 défi­bril­la­teurs en France, mais lors d’un arrêt car­diaque, il n’y a que 10 % de chances qu’un défi­bril­la­teur soit appor­té avant l’arrivée des secours, notam­ment car 80 % des arrêts car­diaques ont lieu à domicile.

Concrè­te­ment, le témoin d’un arrêt car­diaque appelle les ser­vices de secours de manière tra­di­tion­nelle, en même temps que l’ambulance l’alerte est envoyée sur notre ser­veur qui va déclen­cher les pan­neaux les plus proches.

Grâce à Géo­coeur, nous allons aler­ter les gens à proxi­mi­té afin d’apporter le défi­bril­la­teur auprès du patient.

Qu’est-ce qui vous a don­né l’idée ?

FL : Je suis infir­mier en réani­ma­tion et infir­mier-pom­pier, en 2018 j’ai déve­lop­pé l’application AFPR. C’est l’équivalent du Bon Samaritain/​Staying Alive, avec lequel nous sommes en cours de fusion. Les appli­ca­tions envoient des secou­ristes jusqu’au lieu de l’arrêt car­diaque, mais on s’est ren­du compte que le taux d’utilisation du défi­bril­la­teur reste très faible. Sou­vent, les secou­ristes doivent faire un détour pour aller cher­cher le défi­bril­la­teur. Poten­tiel­le­ment, ils vont perdre du temps à le trou­ver, et doivent repar­tir ensuite sur le lieu de l’arrêt car­diaque. Bref, la per­sonne arrive avec le défi­bril­la­teur, mais après les pom­piers l’idée est d’être com­plé­men­taire. Le secou­riste a l’application, il fonce faire le mas­sage car­diaque, et la per­sonne à proxi­mi­té du Géoo­ceur fonce cher­cher le défi­bril­la­teur et l’apporte.

Dans quels endroits êtes-vous pré­sents aujourd’hui ?

FL : Plus de 200 sont déjà ins­tal­lés, essen­tiel­le­ment en région Grand Est et notam­ment en Moselle, d’où nous sommes ori­gi­naires. Nous avons éga­le­ment dépas­sé les fron­tières Grand-Est, il y en a deux en Seine-Mari­time, en Haute-Savoie et en Région pari­sienne. On com­mence éga­le­ment à en déployer à Paris : le groupe Orange et le minis­tère de la San­té se sont équi­pés et nous sommes en cours de dis­cus­sion pour un déploie­ment très pro­chain avec la mai­rie de Paris.

Dans quel type de struc­ture peut être déployé ce système

FL : Que ce soient des col­lec­ti­vi­tés ou des entre­prises, à par­tir du moment où le bâti­ment est recon­nu comme un ERP, il a un défi­bril­la­teur et donc nous pou­vons poten­tiel­le­ment l’équiper. On peut ins­tal­ler nos Géo­coeurs, soit en exté­rieur (sur le domaine public), soit en inté­rieur. L’intérêt en inté­rieur est limi­té aux horaires d’ouverture, mais a l’avantage de mobi­li­ser tout le bâti­ment lorsqu’il se met en route.

En exté­rieur, il faut qu’il y ait un pas­sant, mais on a éga­le­ment amé­lio­ré notre sys­tème : en com­plé­ment de l’alerte sonore, notre Géo­coeur appelle toutes les per­sonnes qui sont réfé­ren­cées. On est sûr de l’hybride avec l’application : quelle que soit votre loca­li­sa­tion, votre télé­phone se met­tra à son­ner. Il s’agit d’un appel qui vous pré­vient que le Géo­coeur a été déclen­ché et qu’on a besoin du défi­bril­la­teur, si vous êtes à proxi­mi­té, vous y allez.

De plus, le signal sonore du Géo­coeur n’est pas un « bip », mais une voix qui annonce « arrêt car­diaque à proxi­mi­té, on a besoin du défi­bril­la­teur, fla­shez le QR code pour connaitre l’adresse », n’importe qui com­prend la situa­tion et peut appor­ter le défibrillateur.

Depuis com­bien de temps ont été ins­tal­lés les premiers ?

FL : Cela fait plus d’un an que les pre­miers sont ins­tal­lés et nous sommes plei­ne­ment opé­ra­tion­nels depuis juillet 2023. Les pre­miers résul­tats prouvent que nous per­met­tons de bran­cher le défi­bril­la­teur avant l’arrivée des secours. On a éga­le­ment pu démon­trer qu’une per­sonne qui ne connaît pas Géo­coeur com­prend son fonc­tion­ne­ment et va pou­voir appor­ter le défi­bril­la­teur. Ce qui nous manque, c’est l’intervention par­faite où un secou­riste arrive avec le défi­bril­la­teur avant les secours et cela per­met un trans­port de la per­sonne en milieu hos­pi­ta­lier. On a eu le cas il y a quelques jours, mais mal­heu­reu­se­ment la per­sonne est décé­dée à l’hôpital.

Com­ment sou­hai­tez-vous élar­gir votre pré­sence en France ?

FL : C’est un gros tra­vail de com­mu­ni­ca­tion. Il faut faire connaître notre pro­duit, autant au niveau des col­lec­ti­vi­tés que des entre­prises. Il y a aus­si tout un tra­vail de sen­si­bi­li­sa­tion, car fina­le­ment les col­lec­ti­vi­tés et les entre­prises se disent : « c’est bon, j’ai ins­tal­lé un défi­bril­la­teur, j’ai fait le job ». Je pense qu’il faut aller un peu plus loin et sen­si­bi­li­ser le per­son­nel. De nom­breuses fois, je suis ren­tré dans un ERP, j’ai deman­dé où se situait le défi­bril­la­teur, et la per­sonne de l’accueil me regarde, les yeux grands ouverts en me disant : « Atten­dez, je vais regar­der ». Je tra­vaille en pla­te­forme d’appel, je fais de temps en temps des réani­ma­tions par télé­phone. Je me sou­viens d’un cas où, dans un grand bâti­ment, quelqu’un était en arrêt car­diaque, je leur ai deman­dé d’aller me cher­cher le défi­bril­la­teur pen­dant que je gui­dais la per­sonne qui fai­sait le mas­sage car­diaque. Ils ne l’ont jamais trou­vé avant l’arrivée des secours.

90 % des arrêts car­diaques ne béné­fi­cient pas d’un défi­bril­la­teur avant l’arrivée des secours, alors que des sommes très impor­tantes ont été inves­ties. Soit plus d’un mil­liard et demi d’euros sur dix ans ont été dépen­sés par les col­lec­ti­vi­tés et les entre­prises pour le parc de défibrillateur.

Faut-il avoir l’application ?

FL : Non, c’est vrai­ment comme une carte de res­tau­rant, vous fla­shez le QR code et vous tom­bez sur une page inter­net qui vous donne la dis­tance à pied et en voi­ture. Si vous ne connais­sez pas l’adresse, vous appuyez sur « gui­dage GPS » et ça bas­cule auto­ma­ti­que­ment sur le GPS de votre télé­phone. L’objectif est d’être le plus simple pos­sible, même quelqu’un qui n’a jamais enten­du par­ler du boî­tier peut se débrouiller tout seul.

En avez-vous beau­coup sur le sec­teur Brigade ?

FL : Seule­ment huit pour l’instant, mais nous sommes sur un pro­jet de déploie­ment avec plu­sieurs entre­prises d’ici la fin de l’année au sein de Paris.

Avec la mai­rie de Paris, nous tra­vaillons sur une expé­ri­men­ta­tion qui aura lieu dans le Ier et le VIIe arron­dis­se­ment et autour du canal Saint-Martin.

Nous sommes sou­te­nus par les sapeurs-pom­piers de Paris et leur méde­cin-chef, le pro­fes­seur Travers.

L’objectif est de cou­vrir au maxi­mum Paris intra-muros, pour avoir une expé­rience consé­quente. À Paris, le temps d’arrivée des secours est beau­coup plus court : entre sept et huit minutes, alors que dans les vil­lages c’est plu­tôt quinze minutes. En revanche, c’est sur une den­si­té de popu­la­tion où l’on est sûr d’avoir des déclen­che­ments de Géocoeurs.

Pro­pos recueillis par Har­ry Couvin


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